La conversion en dollars était un détail. Les planteurs ont créé un pactole en dollars qui irrigue toute la Vallée. Chaque vendredi, avant midi, il faut les voir faire la queue devant les bureaux de change des banques, vêtus de leurs guayaberas roses et coiffés de leurs chapeaux à pompons, flanqués de leurs femmes et de leurs enfants. Puis remplir leurs cartables de la précieuse manne verte qu'ils iront pendant le week-end échanger à Miami contre des habits chic, des gadgets électroniques coûteux ou des implants dentaires. Toutes activités qui font naître assurément un sourire de dédain sur le visage des héritiers des haciendas.
Le Conseiller a réparti la petite fortune de Campos en parts. En fin connaisseur de l'âme humaine, il a distribué les parts les plus importantes aux femmes, parce qu'il sait qu'elles n'iront pas tout dépenser en quelques jours. Le seul qui n'ait eu droit à rien, c'est Efrain, celui que le Conseiller appelle The Estranged One, l'Égaré. Il ne croit pas à sa sincérité. Adhara a reçu en revanche une double part, une pour elle et une pour l'enfant qui grandit dans son ventre. Jadi sait qu'Efrain est le père, et qu'il ne s'occupera pas de l'enfant. Marikua et Sangor ont eu leur part, même s'ils restent dans la région. Marikua n'a pas de passeport, elle va retourner dans son village de montagne pour y créer une coopérative féminine d'élevage de champignons de Paris. Sangor a décidé de l'accompagner, il reprendra sans doute ses activités paramédicales dans un dispensaire. Ils ont décidé de se marier, après toutes ces années.
C'est ainsi que tout a commencé. Car, selon ce qu'a dit le Conseiller, cette date ne marque pas la fin du peuple arc-en-ciel, mais le début d'une nouvelle vie. La méchanceté, la cupidité et la bêtise les chassent de Campos, mais leur donnent la chance de trouver un autre domaine. C'est ce qu'il leur a dit, la veille du départ, en donnant à chacun ses dollars et le morceau du ciel qui lui revient. De son père français, le Conseiller avait hérité le sens de la mise en scène. Et de sa mère choctaw, il possédait l'humour impassible, la petite étincelle qui s'allume dans ses iris noirs.
Il a regardé le peuple de Campos s'échapper par vagues, à la manière des étourneaux.
Raphaël est resté avec Jadi. Il n'a pas suivi Oodham ni Hoatu. Christian et lui ont regroupé le bétail pour le vendre aux fermiers d'Ario. Il a distribué ce qui ne se vendait pas, les poules et les dindons, la récolte de mangues créoles, les cannes mûres, les épis de maïs. Ils ont procédé à cette distribution au nez et à la barbe de Trigo, qui affirmait que le domaine devait être restitué « dans l'état », c'est-à-dire avec tout ce qu'il contenait. Le notaire a quand même réussi à faire enlever par ses sbires quelques meubles, dont la petite chaise en bois sur laquelle Marikua s'asseyait le soir pour faire de la broderie.
Le soir même du départ, les Parachutistes et leurs enfants sont entrés dans Campos, pour piller ce qui restait. Ils se sont installés dans les « Maisons du ciel ». Jadi, Christian et Raphaël se sont réfugiés dans la tour d'observation.
Raphaël était hors de lui, mais le vieil homme ne paraissait ressentir aucune amertume. « Nous partons et eux arrivent, c'est ainsi que cela doit se passer. »
Croyait-il vraiment que Don Aldaberto Aranzas avait monté cette opération avec l'appui de La Jornada et des notables pour héberger des pouilleux ? Raphaël a haussé les épaules. Il lui tardait que la nuit se termine pour monter dans le premier car pour le Sud. Il a fini par se coucher par terre, la tête sur son sac, enveloppé dans son blouson pour ne pas sentir le froid, et Jadi a veillé sur son sommeil, comme la première nuit, quand il avait débarqué à Campos avec son père.
Ils se sont retrouvés à Palenque. C'est Efrain Corvo qui a donné le signal. Il est parvenu à faire passer le message aux voyageurs. Il laissait des mots dans les hôtels autour de la gare routière, le long de la route, à Veracruz, à Coatzacoalcos, à Villahermosa… Raphaël et Jadi ont retrouvé Hoatu et son groupe à Ciudad del Carmen. Hoatu était pâle et fatiguée. Elle avait pris froid sur le bac, par une rivière houleuse, sous le vent salé d'embruns. Très vite son rhume s'est transformé en pneumonie, elle disait qu'elle n'irait pas plus loin. Raphaël et Christian ont dû la porter jusqu'à la route, ils ont arrêté une voiture qui les a conduits jusqu'à Champotón, puis ils ont continué en car jusqu'à Campeche.
Ils se sont installés dans un hôtel minable, une grande chambre en demi-sous-sol, séparée du bar par un simple panneau de contreplaqué. Hoatu partageait la pièce avec Adhara et son gros ventre, les deux filleules de Jadi, Yazzie et Mara. Pour gagner un peu d'argent, Christian et Raphaël ont travaillé pendant la fin de la semaine au bar. Un médecin est venu ausculter Hoatu, et lui a vendu des capsules d'antibiotiques. Le dimanche soir, ils ont reçu un premier message, par un chauffeur routier qui s'est arrêté au bar : Votre ami brésilien vous attend à Palenque. L'homme regardait Hoatu d'un drôle d'air, cette belle fille enveloppée dans son châle, les cheveux emmêlés, les yeux brillants de fièvre. Christian avait peur qu'il ne parle à la police, et le lendemain soir toute la bande a pris le train pour revenir en arrière vers Palenque, À l'aube, ils sont descendus en rase campagne, et ils ont marché sur la route vers le village, Hoatu vacillante, les mains appuyées sur sa poitrine. Le soleil s'est levé, il s'est mis à faire une chaleur étouffante. Un peu avant d'arriver au village, ils se sont arrêtés à l'ombre d'un grand arbre pour que Hoatu se repose. Elle transpirait beaucoup. Elle refusait de passer une autre nuit dans un hôtel aussi minable que celui où ils avaient séjourné à Campeche. Elle disait qu'elle se sentait mieux. Elle voulait rejoindre le groupe près des ruines, dormir dehors. Elle a envoyé Christian aux nouvelles. Raphaël et Jadi sont restés avec les filles. Hoatu était allongée par terre, la tête contre un sac, au pied de l'arbre.
Vers la fin de l'après-midi, Christian est revenu. Il apportait des sodas, des empanadas, quelques mangues jaunes. Il avait retrouvé les voyageurs. Efrain Corvo avait négocié avec un fermier le droit de passer quelques nuits dans sa grange. On pouvait acheter des œufs, du lait, des biscuits dans les boutiques du village. Il y avait même un puits d'eau fraîche à côté de la grange.
Le soleil était près de l'horizon quand la petite troupe s'est remise en marche. A un moment, en s'éloignant du village, ils ont vu au-dessus des grands arbres vert sombre émerger les sommets des temples encore éclairés par le crépuscule, couleur de rose. Il y avait une haute tour en ruine, et Raphaël a pensé que ça ressemblait à Campos. Hoatu ne regardait rien. Elle marchait penchée en avant, les lèvres serrées, elle luttait contre l'épaisseur de l'air.
La grange et le champ fourmillaient de monde. A la troupe de Campos s'étaient joints des garçons et des filles habillés de façon étrange, avec des chemises de peón sans col, et des caleçons blancs, et chaussés de sandales à une seule lanière incrustée de perles de verre qui couvrait le bout des orteils. C'étaient des gens qu'Efrain avait ramassés, en route vers le sud. Pour le folklore, ils avaient accroché à la porte de la grange, en guise de drapeau, un grand zarape arc-en-ciel.
Jadi n'était pas content. Il a fait de la place dans la grange, il a décroché le zarape et il l'a étalé sur la terre, pour que Hoatu puisse se reposer. Mais il n'a fait aucun reproche.
La nuit, ils ont parlé de l'île où ils s'arrêteraient. Elle s'appelle l'île de la Demi-Lune, au large des côtes du Belize. C'est l'endroit que le Conseiller a choisi.
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