Don Thomas a échangé son titre de directeur contre celui de président permanent. Avec un sens aigu de la contingence, héritage de la sagesse de ses ancêtres ruraux, il a accepté le diktat du ministère de l'Éducation, puisque cela garantissait la survie de l'Emporio. Menendez a survécu lui aussi. Il a simplement troqué son département des sciences humaines pour celui des études folkloriques — une unité de recherche nouvelle où il mettra ce qu'il voudra, probablement la philosophie orientale. Il paraît qu'il a fait don de sa tour hexagonale, afin d'y loger les philosophes errants.
J'ai passé une heure dans le bureau de Thomas Moises. Quand il a su que je partais pour de bon, une ombre de regret est passée sur son visage, à moins que je n'aie imaginé cela. Très vite il a recouvré son sens de l'humour :
« Le Mexique est la terre rêvée des géographes, a-t-il commenté quand je lui ai annoncé mon intention de prendre le car pour la frontière de Juárez. Vous suivez la trace de Lumholtz. » Il en a profité pour parler de la Grande Chichimèque, de Santa Barbara qui valait bien le Potosí. Du mystère du Mapimi, la zone du silence où s'interrompent toutes les communications radio. J'ai omis de lui dire que le seul mystère qui m'importait, c'était la disparition de Lili. La seule zone du silence, c'était celle qu'elle avait laissée ici, dans la Vallée, le silence de sa vie volée, de la violence subie, de l'inconnu qui la happait de l'autre côté de la frontière. Don Thomas est un grand pragmatique, il n'aurait pas approuvé mes chimères.
Dahlia m'a emmené faire un tour au marché. C'était comme au lendemain de notre arrivée dans la Vallée, quand nous ne connaissions rien encore. Vers deux heures de l'après-midi, le soleil brûle la toile des tentes. Nous avons marché main dans la main. Tout était identique. Il doit y avoir une manière d'éternité dans les marchés en plein air. Pourtant j'avais l'impression que les odeurs n'avaient pas le même goût, la réalité la même tessiture. Les jaunes, les verts profonds des feuilles de quelite y la terre accrochée aux racines, l'eau croupie dans les caniveaux, même les vols des fausses guêpes autour des fruits mûrs, tout cela me semblait plus aigre, plus aigu. La vérité, c'est que nous avions changé nous-mêmes, notre peau, notre regard. Nous étions peu à peu devenus étrangers, et cette Vallée nous chassait en resserrant sa trame. Le doux, le tendre, l'amoureux devenaient rêches, pareils à la poignée d'herbe sèche que Hoatu avait montrée à Raphaël pour lui parler de la jalousie. Dahlia et moi, nous avions laissé nos sentiments se ternir, se faner, l'amour s'était changé à notre insu en fourrage à matelas.
Nous avons parcouru plusieurs fois le dédale des allées, du marché couvert des légumes & viandes, jusqu'aux ruelles cachées où les gens âgés exposent leur maigre butin, robinets et crépines bloqués par le tartre, tas de vis et d'écrous dépareillés, outils sans manche ou manches sans fers. Nous sommes allés jusqu'à la gare routière, là où nous avions acheté aux Indiens de Capacuaro nos chaises basses et notre vaisselier décoré de fleurs. C'était une façon de faire l'inventaire de notre faillite.
Cela faisait mal, et du bien aussi, une douleur longue qui allait avec le départ. Cela complétait la trahison des anthropologues et la solitude de Don Thomas, la chute de l'Emporio, et l'expulsion des habitants de Campos.
Dahlia s'en allait, elle aussi. Elle avait donné les meubles et les ustensiles de cuisine aux gens du voisinage. Dans deux jours, elle serait à Mexico, dans trois à San Juan. Elle partait seule. Fabio restait avec son père, la loi n'avait pas même accordé un droit de visite, au prétexte qu'elle était ivrognesse et psychiquement instable. Elle m'a dit, avec une déraison dans le regard : « Tu vois, Daniel, il a tout prévu. Mais il ne sait pas que j'ai un plan. Quand je serai à San Juan, je vais faire ce que j'ai dit, tu te souviens, je vais m'engager dans une organisation caritative, à Loíza, je vais ouvrir un refuge pour les femmes sidéennes, pour leurs enfants contaminés. Alors les juges ne pourront pas m'empêcher de reprendre Fabio, ils comprendront qui je suis vraiment, et Fabio sera fier de moi. »
À la gare, j'ai reconnu le vieux cul-de jatte sur son traîneau, un fer à repasser dans chaque main. Je lui ai donné quelques pièces et il m'a fait en retour un horrible clin d'œil.
Les autocars pour tous les coins de la terre étaient alignés sous l'auvent de la gare, ils faisaient ronfler leurs moteurs en avançant par petits à-coups sur leurs freins, pareils à des chevaux piaffant que leurs jockeys retiennent à grand-peine.
Ça criait de tous les côtés les destinations : Lo'Reye, lo'Reye ! Pataaamba ! Morelia ! Guadalajara, La Barca ! Carapa, Paracho, Uruapan ! Méééchico via corta ! A Páaatz-cuaro, a Páaatz-cuaro ! Lafrontera ! Lafrontera ! Des gens arrivaient toujours à la dernière minute. J'ai réalisé que par ces mêmes cars les habitants de Campos avaient fui vers le sud, après avoir entassé sur les toits leurs ballots et leurs provisions de vivres.
J'ai donné mon sac à dos au type accroché au marchepied, j'ai présenté au contrôleur mon ticket pour la frontière nord, via Aguascalientes, Zacatecas, Torreon, Chihuahua. Quand je me suis retourné, Dahlia avait disparu dans la foule de la gare. Elle m'a toujours dit : « Une chose dont j'ai horreur, c'est les adieux. » J'ai quand même essayé d'apercevoir sa silhouette, à travers la glace verte, et le chauffeur a fait grincer le levier des vitesses. Voilà. C'est fini. J'ai quitté la Vallée.
ils sont le peuple arc-en-ciel. Ils roulent vers le sud, dans leurs camions, leurs autocars. Chaque jour, à l'aube, ils repartent. Ils voyagent par petits groupes, pour ne pas attirer l'attention de la police. Ils voyagent par des itinéraires différents.
Les premiers, avec à leur tête Hoatu, et Hannah, la mère des jumelles, ont pris la voie courte, par la route défoncée de La Piedad, puis l'autoroute par Salamanca, Querétaro, ils ont couché le soir même à Mexico. Les autres, Sheliak, Marhoata, et Véga qui ne trouvera son berger Altaïr que dans un songe d'une nuit d'été, ont voyagé dans les cars de deuxième classe, par Zacapú, Morelia, et le lendemain à travers la montagne, par Zitácuaro, Toluca. Les derniers partis, avec Oodham, Yazzie et Mara, vont dans le camion qui transporte le matériel et les provisions, ils sont descendus par les Terres chaudes, Nueva Italia, Playa Azul, vers Acapulco, Pinotepa Nacional, jusqu'à Tehuantepec et ils s'arrêteront à la baie de la Ventosa.
Ils sont séparés. Ils ne savent rien les uns des autres. Ils ignorent où ils se retrouveront.
Avant le départ, le Conseiller a vidé tous les comptes qu'il avait ouverts dans les banques de la Vallée : Banamex, Bancomer, Bancorural, Bancafresa, Banca Serfïn et Banco Chonguero. Campos ne vivait pas seulement de la fabrique de fromages et de la contemplation des étoiles. Anthony Martin, le Conseiller, savait ce qu'il faisait Les années passées à travailler pour un agent d'assurances en Oklahoma l'avaient préparé. Il a placé les économies des habitants de Campos dans des comptes à quatre cents pour cent, qui compensaient largement l'inflation. Pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïté ni de tentation, il avait inscrit tous les comptes sous un triple nom, le sien et ceux de deux membres, la clef ne pouvait ouvrir la caisse qu'avec le consentement des trois signataires.
Quand il a déchiffré les signes qui annonçaient la chute, le Conseiller a fait la tournée des banques pour transformer l'argent en dollars. Muni de son passeport gringo et de l'autorisation écrite de la Secretaria de Relaciones exteriores (Campos a été enregistré dès le début comme « ferme expérimentale »), le Conseiller a contourné tous les obstacles. Il s'est occupé des passeports, des visas, sauf pour Efrain qui voyage sans papiers.
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