Il est le premier représentant de sa communauté à intégrer une institution universitaire. C'était l'idée de Don Thomas, renouer avec la tradition, reprendre l'œuvre des Franciscains au collège de San Nicolas de Pátzcuaro. Faire entrer un naguatlato, un intermédiaire entre les autochtones et la culture dominante. Juan Uacus a été chargé d'entreprendre la rédaction d'une encyclopédie du monde indigène sdans les quatre langues les plus parlées du haut plateau, nahuatl, otomi, purépecha et zapotèque. Évidemment, son alcoolisme n'a pas joué en sa faveur. Quatre ans après le début du projet, l'encyclopédie n'a pas beaucoup avancé. C'est même devenu un sujet de moquerie pour les chercheurs hostiles à Don Thomas. « Este Indio ! » entend-on dans les couloirs. Ils ne manquent pas de citer les refrains habituels : « Indios y burros, todos son unos. » Ou encore : « No hay Indio que haga très tareas seguidas. » [2] « Indiens, ânes, c'est tout un. » « Il n'y a pas un Indien qui fasse trois choses de suite. »
Mais jamais devant l'intéressé. Car, en bons citadins, ils doivent craindre je ne sais quelle vengeance, quelle magie.
L'intérieur de sa maison est peint en vert. Les seuls meubles sont un sofa en bois garni de coussins, une table basse, et dans un coin, un poste de télé. Au fond de la pièce, j'aperçois sa table de travail sur laquelle est posé un ordinateur antédiluvien.
Juan Uacus avait un cubicule à l'Emporio, mais il n'y allait guère. Il préférait travailler chez lui. C'est dans cette pièce qu'il recevait ses informateurs, les Indiens de la meseta et de la région des lacs. Il s'était même lié d'amitié avec un Indien huichol de Bolaños, qu'il hébergeait de temps en temps, et que j'ai vu circuler dans les rues boueuses de San Pablo, vêtu comme un prince avec ses habits brodés et coiffé d'un chapeau orné de plumes d'aigle. Il y a deux ou trois ans, Don Thomas avait même organisé une exposition-vente d'art huichol, et beaucoup des anthropologues toujours prompts à se moquer de Uacus avaient acheté quantité de tableaux, de calebasses ouvragées et de sacs à peyotl pour décorer leurs salons.
Je suis un peu intimidé d'entrer chez Uacus. C'est pauvre, un peu vide, j'imagine que cela peut ressembler à la maison au bord du lac de Tezcoco où Antonio Valeriano et les derniers dignitaires aztèques dictaient leur histoire au scribe de Bernardino de Sahagún.
Dans la pièce principale, je suis accueilli par une jeune femme vêtue à l'occidentale, mais qui porte les cheveux longs à la mode des Indiennes de la montagne. « Martina », dit Juan Uacus. Elle s'assoit sur le sofa, et deux enfants viennent la rejoindre, poussiéreux comme les gosses du quartier, ils se blotissent contre ses jambes. Elle dit leurs noms : « Martinita, Juanito. » Elle est gracieuse et simple.
Sur la table basse, une bouteille de soda et des gobelets en plastique ont été disposés. Juan Uacus me sert, puis Martina et les enfants, mais lui ne boit pas.
Don Thomas et Menendez m'ont prévenu. Pour Uacus, l'alcool, ça n'est pas un plaisir. Certains jours il commence à boire le matin et il ne s'arrête que lorsqu'il tombe inanimé. Alors sa femme et ses enfants le tirent jusqu'à la chambre et le couchent sur le lit. Au réveil, il a tout oublié. Tout le monde pense qu'un jour il s'écroulera par terre et ne se réveillera pas.
« Tu pars ? » Avant même que je lui téléphone, il était au courant. C'est son intérêt silencieux qui m'a donné envie de le saluer. Je ne prendrai congé ni de Menendez ni des autres chercheurs. Je les aime bien (même Menendez malgré ses ridicules) mais je ne crois pas que mon absence affectera en quoi que ce soit leur existence. Ce qui arrive à Don Thomas me remplit d'amertume, et pourtant (le professeur Valois est de mon avis) il me semble que c'est en partant que je pourrai l'aider. Au moins la ligue qui veut sa démission ne pourra plus l'accuser d'être afrancesado — vice impardonnable depuis le temps de Charles Quint.
Juan Uacus parle de tout cela avec difficulté. Don Thomas, pour lui, est un père. La trahison qui le menace touche Uacus au cœur. Il doit y voir une sorte de symbole des vilenies dont les peuples indiens ont été les victimes, le dédain et le mépris que le pouvoir central a toujours manifestés à l'égard de tous ceux qui vivent éloignés de la capitale.
« Tiens, lis la dernière pétition qu'ils ont adressée au ministère de l'Éducation. »
Je parcours une feuille où s'étale la vindicte des ennemis de Don Thomas, où je peux deviner les méandres du complot.
« Ils ont organisé une réunion préliminaire, continue Uacus. Ils ont voté à main levée pour demander le remplacement de Don Thomas, pour exiger son départ. Depuis plus d'un mois, les fonds sont bloqués, il n'y a plus un sou dans les caisses. Don Thomas reste toute la journée enfermé dans son bureau, il ne veut voir personne. »
Je jette un coup d'ceil sur la liste des signataires. Je lis les noms que j'attendais, mais beaucoup d'autres que je ne soupçonnais pas, comme Don Chivas et Bertha, et Valois, à qui j'ai parlé le matin même. En vérité, à part Menendez, Uacus et moi-même (mais on ne m'a pas interrogé), pratiquement tout le monde a trempé dans le complot II est même fait mention, au bas de la liste, d'une « délégation du personnel de l'Emporio », c'est-à-dire le chauffeur Ruben, et Rosa, la secrétaire de Don Thomas.
Uacus a pris la feuille, il s'est mis à lire les passages qu'il a soulignés, d'une voix assourdie et monotone : « En tenant compte des risques considérables que la direction actuelle fait courir à l'entreprise… » Il ricanait : « L'entreprise ! Ils prennent l'Emporio pour un grand magasin ! » Plus loin : « … le danger évident de rupture que suscite l'orientation pédagogique, dans le choix de ses contractuels… » Il commentait : « Ça c'est pour moi ! — et aussi, singulièrement dans le biais politique de certains conférenciers… Ça c'est pour toi ! »
Dans la rue, devant la maison, les enfants de Uacus jouaient en criant. Il y avait un air de tranquillité villageoise, et d'une certaine façon cela annulait le côté dramatique des règlements de compte à l'Emporio.
J'ai demandé à Uacus : « Qu'est-ce que tu comptes faire ? »
Il a haussé les épaules. « Je ne sais pas. Martina pense que nous devrions rentrer chez nous, à Arantepacua. Elle dit qu'il n'y a pas de place pour nous dans la Vallée. »
Il s'est tourné pour chercher son assentiment, mais la jeune femme nous avait laissés en tête à tête, elle était sur le seuil à regarder ses enfants.
Uacus a montré son bureau, les liasses de papier à côté de l'ordinateur. « C'est dommage, le travail pour l'Encyclopédie avait bien avancé. » Je compatis : « Tous ces siècles, et le monde indigène n'a toujours pas la possibilité de se faire entendre. » J'ai essayé quand même de lui redonner courage : « Rien ne t'empêche de continuer, de réunir tes correspondants dans ton village. » Il a répondu avec humour, mais je sentais sa tristesse, son accablement : « Quatre cents ans, c'est long, cela fait de nous des survivants — peut-être qu'il faudra attendre encore quelques siècles. »
Au-delà des mots, je devine les difficultés insurmontables. La vie à Arantepacua, le froid, l'humidité qui grippe les ordinateurs, la pluie qui fait moisir le papier, les pannes de courant, les obligations quotidiennes.
Je devine une distance dans le regard de Juan Uacus. Pendant des années, grâce à Don Thomas, il a vécu dans l'espoir. Il avait cette ouverture, le cubicule à l'Emporio, les rencontres avec les locuteurs, les discussions, l'élaboration d'une encyclopédie, le renouveau de la culture indienne. L'illusion de faire renaître un passé interrompu, de donner un sens à la vie des jeunes garçons et des jeunes filles, leur rendre une fierté, les sortir de l'ornière et les empêcher d'aller se perdre au nord, dans les banlieues de Los Angeles ou de Seattle.
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