Dahlia était devenue un peu folle. Dans l'appartement, elle avait tiré le matelas dans la salle de séjour, je ne devais pas la toucher. Elle restait couchée pendant la journée, recroquevillée sur elle-même comme quelqu'un qui aurait reçu un coup dans le ventre.
Alors la vue des enfants qui quittaient Campos la faisait pleurer. Elle disait : « Mais tu ne vois pas ! Ce sont des réfugiés, des enfants des camps, on les envoie au bout du monde ! » Elle exagérait, mais c'est vrai qu'ils étaient troublants, maigrichons, pâles, vêtus d'habits poussiéreux. Ils montaient un par un à l'arrière des camions bâchés. Des filles, des garçons, âgés de huit à douze ans, certains devaient être pour ainsi dire nés à Campos, ils ne connaissaient rien d'autre.
Je voulais reconnaître ceux dont Raphaël parlait dans ses cahiers, Oodham, Yazzie, Mara, les jumeaux Krishna et Bala, Sangor et Marikua. Le repris de justice Efrain et sa compagne. De là où nous étions, il était impossible de distinguer quelqu'un dans ce groupe de pauvres hères, plutôt des clochards que les habitants du village arc-en- ciel, selon le nom un peu pompeux que le Conseiller leur avait donné.
Venus d'ailleurs, de partout, du Nord et du Sud, du fond du Canada ou de l'Amérique centrale, un peuple hétéroclite, de toutes les couleurs, et maintenant, dans la lumière dure du soleil de midi, ils semblaient gris.
Pas vu le Conseiller, pas vu Raphaël Zacharie non plus. Raphaël a quitté son travail à la boutique de grains du marché, dès qu'il a su l'arrêté d'expulsion. Il a vidé sa chambre au-dessus du magasin, c'est ce que m'a dit son patron, un petit homme au regard rusé. Il a même ajouté avec intention : « Il ne m'a pas payé la semaine. » Il espérait peut-être que j'allais lui rembourser le loyer, et le bleu de travail que Raphaël avait emporté en partant.
Le premier camion est parti, avec sa cargaison d'hommes et de femmes sur la plate-forme. Il est passé sur la route juste devant nous, et Dahlia a eu pour eux un geste inattendu, debout, les bras tendus, les doigts en V, comme s'ils étaient des prisonniers politiques ou quelque chose. Moi je n'ai pas bougé, je n'ai même pas pu tourner la tête pour les regarder. C'est toujours ainsi quand il est trop tard.
Puis est passé un autre camion qui emmenait les hommes avec leurs ballots et leurs valises. Ils étaient jeunes, avec les cheveux longs comme des filles. Leurs bandanas bleus et rouges formaient des pointes soulevées par le vent, à la mode des Indiens Tarahumaras.
Le public regardait ce spectacle exotique, ils n'avaient probablement jamais vu tant d'étrangers à la fois. Dans les camions, les exilés étaient indifférents à leur sort Lorsque le deuxième camion est passé devant nous, certains d'entre eux ont fait des signes de la main, l'air de dire : à bientôt, nous nous reverrons ! J'ai remarqué que Dahlia ne leur répondait pas. Elle s'était rembrunie. Elle ne faisait pas le V de la victoire pour des gens qui partaient en balade !
Elle m'a entraîné. « Viens, allons-nous-en, il n'y a plus rien à faire ici. » Je voulais rester pour un dernier adieu à Raphaël, ou pour apercevoir Hoatu dans sa longue robe blanche.
Mais les camions étaient partis, les policiers ont refermé le portail, etj'ai compris que c'était terminé. Nous avons marché sur la route vers Ario, en compagnie des badauds. Les bas-côtés étaient vides, les Parachutistes étaient retournés chez eux, en attendant les instructions de Trigo.
Ce soir-là, à l'appartement, Dahlia a bu plus que de raison. Nous étions sur le matelas, dans la salle de séjour, à parler et à fumer. Je sentais sur ma peau la brûlure du soleil, d'être resté debout la moitié du jour à Campos. J'avais de la fièvre, le sang cognait dans mes tempes et dans mes oreilles.
Dahlia parlait toute seule : « Où vont-ils ? Où est-ce qu'ils vont dormir cette nuit ? Ils ont un plan, ils sont malins dans le fond, ce sont des agringados, ils trouveront un endroit, ils pourront reprendre leur vie sans problèmes, le monde est à eux, ils sont des citoyens du monde, ils ne sont pas du peuple, ils sont aristocrates, artistes, ils sont du côté de l'argent, ils sont protégés, ils ont toujours une maison et la table garnie, ce sont des aventuriers, moi je suis trop sentimentale, quand j'ai vu les enfants ça m'a donné envie de pleurer… »
Elle avait en effet les yeux pleins de larmes : « … je voulais qu'ils soient des proscrits, des exilés, les enfants palestiniens de Beyrouth, dans les camps, les enfants de Calcutta, de Manille, les enfants de chez moi à San Juan, les enfants des prostituées qui meurent du sida, les enfants de Nogales qui vivent dans les égouts pour passer de l'autre côté, et que les policiers chassent comme des cafards… »
J'aurais voulu la raisonner, lui dire que ce n'était pas aussi simple, d'un côté les bons, de l'autre les bons à rien, que ces gens de Campos avaient fait le rêve d'un monde meilleur, un peu fou, mais que leur rêve n'enlevait rien aux autres, aux gosses des Parachutistes de la lagune d'Orandino, aux petits fossoyeurs de la montagne qui fume à côté de San Pablo. Je lui ai dit seulement : « Dahlia. Dahlia Roig. » Elle m'a regardé, j'ai lu un vide dans ses yeux jaunes. Elle s'est serrée contre moi, son visage mouillé appuyé dans le creux de mon cou.
Il faisait chaud et lourd pour une nuit de Noël, aije raisonné. Peut-être que Sirius avait à nouveau capturé l'éclat du soleil et le restituait. La peau de mon visage brûlait, il me semblait que j'étais encore debout à l'entrée de Campos à espérer Hoatu pareille à une princesse au milieu de son peuple arc-en-ciel.
puisque je pars et que je ne sais pas quand je reviendrai, ni même si je reviendrai jamais. Adieu au naguatlato Juan Uacus.
Il ne va plus à l'Emporio depuis le complot contre Don Thomas. Je lui ai donc rendu visite chez lui, dans sa maison du lotissement Emiliano Zapata, à la sortie de la ville, au-dessous du cratère du Curutaran. Ce n'est pas loin de la montagne qui fume où les enfants des Parachutistes vont chercher du carton et des plaques de tôle.
La rue principale du lotissement est défoncée comme après une guerre. Entre les flaques de boue séchée, des gamins jouent au cerceau avec une roue de bicyclette sans pneu. Quand j'arrive, ils s'arrêtent bouche bée. Les étrangers ne sont pas foule ici, c'est peut-être le nom de Zapata qui les fait fuir.
Les maisons sont de simples cases de briques de parpaing sans revêtement. Certaines ont des toits de tuiles, mais la plupart sont recouvertes de plaques de fibrociment.
Pourtant, ici, l'air est bon, la vue est belle. On domine toute la Vallée, depuis les clochers des églises jusqu'aux champs inondas, et à l'ouest le lac de Camécuaro au milieu des eucalyptus géants. Je ne peux m'empêcher d'imaginer ce qu'Aldaberto Aranzas ferait de cet endroit s'il parvenait à en chasser les occupants.
Juan Uacus m'attend devant la porte. Quand je lui ai téléphoné hier soir, il n'a pas eu l'air étonné. Pourtant, personne ne vient le voir chez lui. Lorsque je suis arrivé à l'Emporio, il s'est d'abord méfié de moi. Il a pensé que j'étais de la même espèce que les autres chercheurs, qu'il n'avait pas grand-chose à espérer. C'est un Indien, très sombre, avec une tête large et des épaules solides. Ce n'est un mystère pour personne qu'il aime trop l'alcool. Je m'en souviens, il était en train de bouquiner dans la bibliothèque de l'Emporio, je me suis présenté en lui tendant la main. Il m'a regardé froidement, il a dit de sa voix enrouée : « Que paso ? »
Ensuite il s'est montré plus aimable. Il a compris que je n'étais pas dangereux. Il m'a accepté, nous sommes devenus amis sans doute grâce à l'admiration commune que nous éprouvons pour Don Thomas.
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