Ceux qu’il ne faut pas oublier, ce sont les négriers aux noms terrifiants, le Phénix , l’ Oracle, l’ Antenor, le Prince-Noir, chacun chargé de sa cargaison d’un demi-millier d’hommes, de femmes et d’enfants capturés sur les côtes du Mozambique, à Zanzibar, à Madagascar. Enchaînés deux par deux, transportés à fond de cale dans un espace de cinq pieds cinq pouces de long sur quinze pouces de large, et de deux pieds six pouces de haut. Ne pas oublier le nom du capitaine Larralde, de Nantes, qui fit fortune en percevant cinq pour cent sur le prix de vente de chaque esclave vendu à Bourbon et à l’île de France. Ne jamais oublier non plus les coolies indiens, les «pions» attirés sur les bateaux, à Calcutta, à Madras, à Vizagapatnam, les jeunes gens kidnappés dans les villages par les arkotties, les duffadars, les mestries, revendus aux agents des compagnies sucrières, enfermés dans des camps, sans soins, sans égouts, presque sans nourriture, et embarqués à bord des nouveaux bateaux négriers, le Reigate, le Ghunama, le Tanjore, pour un voyage sans retour. Ne pas oublier l’ Alphonsine, la Sophie, l’ Eastern Empire, le Pongola, ne pas oublier l’ Hydaree, parti de Calcutta en janvier 1856, chargé d’immigrants venus de l’Oudh et du Bhojpur, fuyant la famine et la guerre, la répression anglaise contre les insurgés sepoys, et abandonnés pendant des mois sur les rochers nus de Plate et de Gabriel. Alors ils étaient devenus sourds et aveugles, les membres distingués du parti des planteurs, les adeptes de la Synarchie qui écrivaient dans la feuille d’Alexandre Archambau sous le titre pompeux et vide de «Ordre, Force et Progrès.» Comment n’entendaient-ils pas leurs appels au secours, comment ne voyaient-ils pas leurs feux de détresse, allumés chaque nuit au sommet du volcan, sous le pan ruiné du phare inutile? Parfois, quand le vent soufflait du nord, ils devaient sentir l’odeur des feux, les bûchers où les immigrants brûlaient les cadavres, l’odeur âpre de la mort. Cette année-là, après les tempêtes de février, il avait fait un calme magnifique, la mer lisse comme un miroir, le ciel d’un bleu brûlant. Fallait-il que le soleil soit éblouissant pour que pas un regard ne se tourne vers les îlots au large du cap Malheureux, ces deux noirs radeaux où les immigrants étaient comme des naufragés. Fallait-il qu’on ait perdu la mémoire à Port-Louis pour que pas une voix ne s’élève pour demander qu’on envoie des secours, qu’on mette une chaloupe à la mer pour libérer les prisonniers de la Quarantaine. Et quand au mois de juin, après cinq mois d’oubli, le garde-côte du service de santé se rendit à l’île Plate, des huit cents coolies débarqués, il n’en restait plus que quelques dizaines. Les traces des bûchers funèbres étaient partout, sur les plages, à la baie des Palissades, à la baie Barclay, et sur la rive de l’îlot Gabriel. Dans les rochers, parmi les broussailles, les restes humains avaient été éparpillés par les oiseaux de mer. Des corps gisaient entre les tombes, parce que le combustible avait manqué pour les brûler, ou bien parce que personne n’avait pu s’occuper de leur sépulture. Les rares survivants erraient, aveuglés, brûlés par le soleil et par l’eau de mer.
Je n’ai pas trouvé celui que je cherchais. Peut-être que, comme Rimbaud, à qui j’ai voulu qu’il ressemblât, sa vie est devenue sa légende. Dans l’album de photos de ma grand-mère Suzanne, il y avait ce portrait que je regardais, étant enfant, qui m’attirait plus que les autres. Une photo sépia, entourée d’un cadre à arabesques, le portrait d’un adolescent maigre et brun, l’air d’un gitan, avec d’épais cheveux noirs, de grands yeux un peu cernés, et une ombre de moustache au-dessus de la lèvre. Sur la photo, aucun nom n’était écrit, aucune date. Suzanne a toujours nié que ce pût être le portrait de Léon. Elle disait que ce devait plutôt représenter un membre de la famille William, un allié, un inconnu. Mais je n’ai pas voulu admettre ses raisons.
Le portrait a dû être fait à Paris, l’année où Jacques est parti pour Londres étudier la médecine. Alors Léon est encore pensionnaire chez Mme Le Berre à Rueil-Malmaison. C’est ainsi que j’ai imaginé qu’il devait être, à l’époque où Jacques préparait le grand voyage vers Maurice. C’est ainsi que j’ai imaginé que Rimbaud l’avait vu, dans la chambre de l’hôpital général à Aden. Jacques était entré dans la pièce étroite, suffocante, emplie du reflet rouge du sable du désert, mais Léon était resté sur le pas de la porte, à cause de la crainte que lui inspirait cet homme à l’agonie. J’ai regardé souvent cette photo dans l’album de ma grand-mère. Je l’ai si souvent regardée que parfois il me semblait que j’oubliais qui j’étais, comme si j’avais changé de corps et de visage. Alors j’étais Léon, l’autre Léon, celui qui avait rompu toutes les attaches et avait tout changé, jusqu’à son nom, pour partir avec la femme qu’il aimait. Et puis un jour, la photo a disparu de l’album, sans que je puisse savoir ce qu’elle était devenue.
Alors tout est inventé, illusoire, comme la vie qui continue autrement quand on poursuit un rêve, nuit après nuit. Mon père est mort, mon grand-père Jacques et ma grand-mère Suzanne sont morts. D’eux, je ne garde que des mots, des noms, étranges, irréels. Le bruit d’une légende qui commence à l’île Plate et à Gabriel, où tout a été divisé à jamais.
Depuis toujours j’ai su que je portais en moi cette cassure. Elle m’a été donnée à la naissance, comme une marque, comme un goût de vengeance. Lorsque mon père a quitté la maison d’Anna, l’année de ses douze ans, l’ancienne brisure est entrée en lui, elle s’est continuée, elle s’est propagée d’année en année, jusqu’à moi. Alors je suis devenu Léon, celui qui disparaît, celui qui tourne le dos au monde, dans l’espoir de revenir un jour et de jouir de la ruine de ceux qui l’ont banni. Comme Léon dans la pension glacée de Rueil-Malmaison, je rêve de la mer éblouissante, du bruit de la mer sur les rochers noirs d’Anna. Un jour je reviendrai, et tout sera un à nouveau, comme si le temps n’était pas passé. Je reviendrai, et ce ne sera pas pour posséder la fortune des sucriers, ni la terre. Ce sera pour réunir ce qui a été séparé, les deux frères, Jacques et Léon, et à nouveau en moi, les deux ancêtres indissociables, l’Indien et le Breton, le terrien et le nomade, mes alliés vivant dans mon sang, toute la force et tout l’amour dont ils étaient capables.
C’est à Surya et à Léon que je pense, maintenant. J’ai du mal à les imaginer vieillis, malades, fatigués par les privations, par le travail dans les champs. Surya, est-elle devenue une vieille dame grande et mince, comme l’était sa mère anglaise, avec cette lueur claire dans ses yeux, comme un reflet d’eau? Est-elle devenue «longaniste», une guérisseuse qui connaît les feuilles et sait masser la fontanelle des enfants et écarter les mauvais esprits qui cherchent toujours à entrer dans le cœur des humains? Ou bien racontait-elle des histoires sans fin à ses petits-enfants, la légende de Lakshmibay, la reine de Jhangsi, ou la chanson à l’envers du voleur, dans le langage des Doms? Et lui, est-il devenu maigre et sec comme tous les Archambau? Était-il vêtu seulement d’un pagne, comme un vieux sage de l’Inde, portait-il une barbe taillée aux ciseaux comme mon grand-père quand il avait quatre-vingts ans? Mais il avait dû garder jusque dans la vieillesse ses yeux très noirs et doux, les yeux de l’Eurasienne, des yeux de biche, dirait Anna.
J’aime à croire qu’il a ressemblé à celui que Jacques avait rencontré dans son enfance, le voyou du bistrot de Saint-Sulpice au regard embrumé de haine et d’alcool qui pouvait écrire des mots si légers. Alors, comme le voyageur sans fin, comme l’empoisonneur de Harrar, il ne pouvait pas vieillir. Il devait rester éternellement, magnifiquement jeune, pénétré d’une flamme invincible. Le 29 avril 1892, eut lieu l’un des plus terribles cyclones de tous les temps, sur Maurice. L’anémomètre enregistra des vents de trois cents kilomètres-heure avant de se briser. Le phare de Plate, à peine reconstruit, fut entièrement rasé, et la digue construite par les immigrants à la baie des Palissades fut réduite en quelques heures au moignon qu’on voit encore aujourd’hui.
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