«Autrefois, j’avais de la force. Je faisais des choses terribles, j’avais le courage de les prendre, de les endormir avec de l’éther, les noyer dans le bassin de la maison, à Quatre-Bornes.» Elle parle lentement, comme distraitement. Dehors, le long de la varangue, une folle marche furtivement, en poussant des sortes de cris aigus. Puis tout à coup elle ouvre la porte, elle se tient à contre-jour. Dans son visage presque noir, ses yeux brillent d’une lueur étrange, une flamme verte. Elle regarde Anna et elle l’insulte, en créole, en français, mais je ne parviens pas à comprendre ce qu’elle dit, seulement le ton de rage qui déforme les sons dans sa bouche pâteuse. J’entends: «Archambau! Charogne!» Le reste est confus.
«Allez-vous-en!» dit Anna. Elle parle calmement, sans hausser la voix. «Rentrez chez vous. Vous voyez bien que je suis avec quelqu’un.» La folle s’éclipse. Elle laisse derrière elle une odeur pestilentielle.
«Tante, vous ne craignez rien?» Anna a chassé ma question d’un revers.
«Qu’est-ce que je pourrais craindre, mon bon? Ce n’est qu’une pauvre folle. Elle est moins dangereuse que beaucoup de gens sains d’esprit.»
En dehors de ces sorties jusqu’au marché, pour s’occuper des chiots, Anna ne quitte pas le pavillon. Quelquefois jusqu’à la chapelle, pour la messe, ou pour écouter chanter les petites filles. Le couvent est le refuge des filles perdues, les petites créoles aux yeux de velours dont les touristes allemands et sud-africains sont si friands. Ils les achètent à l’avance, chez les tour-operators, elles font partie du prix du voyage, avec le campement sur la mer et la demi-journée de pêche à l’espadon. Je les ai vues, depuis mon arrivée, dans les bars des hôtels, au bord des piscines et sur les plages, les sœurs de Lili et de sa copine Pamela. Celles qui sont malades, ou celles que les familles rattrapent, viennent ici, au couvent, elles restent quelque temps, puis elles repartent. Beaucoup disparaissent, ne reviennent jamais.
Munies de faux papiers, elles montent dans les avions qui les emportent vers les pays lointains, les pays dangereux d’où elles ne retourneront pas. Le Koweit, l’Afrique du Sud, la Suisse.
Anna aime bien la jeune fille qui lui sert son thé, l’après-midi, sous la varangue. Elle est habillée avec le costume austère du couvent, jupe bleu marine et chemisier blanc, mais elle a piqué dans ses cheveux bouclés de cuivre sombre une fleur d’hibiscus, qu’Anna a cueillie pour elle. «La fleur Madame Langlais», c’est comme cela qu’Anna les appelle, en faisant allusion à leur vertu laxative.
«Voilà, c’est ma Christina», dit Anna. Elle lui tient la main un instant, et pour la première fois je vois sur son vieux visage d’Indienne un sourire attendri.
«Puisque tu aimes bien lire, je te donnerai quelque chose.»
Elle est allée chercher pour moi un vieux cahier d’écolier. Elle dit: «Je l’ai retrouvé l’autre jour au fond de ma malle, j’avais dix-huit ans quand je l’ai écrit, j’allais le jeter. Je ne pensais pas que ça pourrait servir un jour, enfin. Je ne vais pas attendre de mourir pour te le donner.» Elle dit: «Mais je t’interdis de le lire avant que tu ne sois parti d’ici.» Elle ajoute ce propos digne de la petite fille du Patriarche: «J’aurais trop peur que ceci ne tombe dans des mains ennemies.» Sur la première page du cahier, de son écriture penchée, romantique, il y a un nom:
SITA
Moyennant 600 roupies, j’ai loué les services de Denis, le mari de Marie-Noëlle, pour aller jusqu’à l’île Plate. Pour ne pas compliquer les choses, je lui ai dit que c’était pour la pêche. J’ai emporté mon masque et mes palmes, et une vieille arbalète du temps où je vivais sur les fleuves au Panama. Je dois retrouver Denis sur la plage de Grand-Baie, où quelqu’un lui prête une pirogue. Lili est venue avec son beau-père. Comme la plupart des filles créoles, elle ne veut pas se montrer en maillot. Elle a un T-shirt décoré des Rolling Stones, ou des Beach Boys, je ne sais plus, et un corsaire rouge. Elle est toujours silencieuse, peut-être intimidée. Elle a un problème, sans doute à cause de sa copine Pamela, qui l’a entraînée dans les hôtels. Elle est prête à partir, elle aussi, n’importe où, avec n’importe qui, pour fuir la pauvreté et la monotonie de sa vie actuelle. Elle s’est installée à la proue de la pirogue, assise bien droite, les jambes repliées sous elle, face au vent. L’eau de Grand-Baie est d’un bleu émeraude magique, on voit les fonds coralliens, les polypes. La pirogue dépasse la pointe aux Canonniers, les cocos dessinent des plumets légers dans le ciel rose de l’aube. Passé la pointe, les vagues cognent l’étrave. Le moteur in-board fait un bruit lourd d’hydravion. Denis a l’avant-bras posé sur la barre, il regarde d’un air indifférent. Il est sept heures, le soleil brûle déjà.
Tout à l’heure, en attendant Denis, j’ai marché jusqu’à la pointe. À l’endroit où se trouvait la Quarantaine des cholériques, là où les immigrants indiens étaient parqués, passés à la douche, leurs habits brûlés sur la plage, il y a maintenant des campements luxueux, avec de beaux jardins de palmes et d’hibiscus. J’ai essayé de retrouver le fossé et le double mur qui séparaient la Quarantaine de la propriété West. Mais tout a disparu. Tout a été nivelé. D’ailleurs j’ai rencontré un bulldozer au travail, exactement là où se trouvaient les habitations des immigrants. Son boutoir arrachait les broussailles, retournait la terre grise, sans doute pour préparer les fondations d’un hôtel de grand luxe avec sa piscine.
La pirogue vient de passer le cap Malheureux, et je vois 436 devant moi le Coin de Mire pareil à un vieux fer à repasser rouillé. La houle est forte maintenant, la pirogue embarque par l’avant. Lili s’est un peu reculée pour ne pas être trempée par les embruns. Elle a noué les pans de son T-shirt trop grand sur son ventre, je vois la peau de ses reins hérissée par la chair de poule.
Sur la muraille du Coin de Mire, les vagues donnent des coups de bélier. L’eau semble profonde, il y a des tourbillons d’oiseaux. Denis me montre la roche percée qui porte le nom sans équivoque de «Trou-Madame».
Plate est devant nous, étrange, sombre. Au sommet du cratère, il y a un phare en bon état, la seule trace humaine apparente. Le reste de l’île est sauvage. À la droite, Plate est flanquée d’un rocher, l’îlot Gabriel. Vers dix heures environ, Denis pousse la pirogue dans la passe, entre Plate et Gabriel. La mer est étale, les fonds commencent à apparaître. Quand nous entrons dans le lagon, Lili empoigne la perche. Denis a coupé le moteur. Nous glissons silencieusement sur l’eau lisse, vers la plage blanche de Gabriel. Un petit catamaran est mouillé au centre du lagon, je ne peux pas distinguer qui est à bord. Sans doute des touristes venus faire de la chasse sous-marine.
Pour justifier le voyage, j’ai plongé, moi aussi, mon arbalète à la main. Les fonds sont magnifiques, éclairés par la lumière du soleil. Il y a des poissons de coraux, des aiguillettes, des coffres, mais une heure plus tard je suis de retour sur la plage, absolument bredouille. Denis n’est pas surpris. Il m’explique que les fonds ici ont été dévastés par la pêche à la dynamite.
Marie-Noëlle a prévu le cas. D’un panier de pique-nique, Lili a sorti un grand plat de riz au poisson semé des bouts de caoutchouc d’ourites séchées, et des chatignies. Chacun mange de son côté. Lili mâche en se cachant derrière sa main, selon le code de politesse des filles créoles. Puis Denis s’est mis à l’abri du soleil sous un plant de veloutiers, pour fumer une cigarette anglaise.
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