Peut-être que j’ai trop attendu. J’aurais dû venir quand j’avais dix-huit ans. Mon père était encore vivant. Anna n’avait que soixante-sept ans. Elle habitait encore à Quatre-Bornes, dans cette vieille maison créole que j’ai vue hier en passant, un peu penchée au bord de la route comme un bateau qui gîte. Elle avait encore tous les meubles hérités du Patriarche, les vieilles malles de la Compagnie des Indes, les bibliothèques de la maison de la Comète, contenant les boîtes à chaussures remplies de grimoires et de photos jaunies, tout le «fatras sans valeur», comme elle l’écrivait à mon père. Quand elle a quitté la maison, qu’elle n’avait pas les moyens d’entretenir seule, pour venir s’installer au couvent de Mahébourg, elle a fait un feu de joie de tous les papiers et les photos. Il paraît qu’elle dansait devant le feu qui détruisait la mémoire des Archambau en riant comme une sorcière, à tel point que les voisins en étaient épouvantés. Elle a donné les meubles à un pêcheur créole de Ville-Noire, la vaisselle à ramages de la Compagnie des Indes aux sœurs de Lorette, pour l’orphelinat, et vendu tout ce qui pouvait l’être, les livres reliés, la pendule grand carillon, les encriers, les tableaux, et jusqu’à la cave à vins du vaisseau l’ Hirondelle, qui provenait d’un lointain Archambau corsaire à Saint-Malo. Quand je lui en ai parlé, elle a eu un éclair de malice dans les yeux, elle a répondu: «Il fallait bien faire feu de tout bois!» La légende ne mentait pas. Anna est bien digne d’Alexandre. Simplement, elle est dans l’autre extrême, celui du dépouillement, du refus, de l’irréductible.
À Mahébourg, la chaleur est lourde, suffocante. Le vent alizé qui souffle du nord-est se brise sur la montagne Bambous. Le long du rivage, quand on regarde du côté des îlots de la Passe, il fait frais. Tout est beau, la mer d’un bleu sublime, la ligne des montagnes sombres, l’encolure du Lion.
À deux rues, à l’intérieur, c’est l’enfer. Anna dit qu’il fait si chaud en avril qu’elle couche par terre, à même le carrelage. Anna est grande et maigre, son visage est parcheminé, couleur de cuir, elle a des cheveux gris coupés court, qu’elle frise elle-même au fer, sa seule coquetterie. Mais ses yeux sont deux pierres vertes, lumineuses, aux pupilles acérées, dangereuses. La première fois qu’elle m’a vu, elle m’a examiné longuement, sans rien dire, et je sentais son regard entrer jusqu’au fond de moi comme un rayon inquisiteur. Puis elle m’a dit: «Tu n’as pas l’air d’avoir quarante ans, tu es bien un Archambau. Jeunes, ils ont l’air vieux, et plus ils sont vieux, plus ils rajeunissent.» Elle a ajouté: «Ne va pas croire que c’est un compliment.» C’est la seule fois qu’elle m’a parlé de la famille. Une autre fois, tout de même, elle m’a parlé de mon grand-père et de ma grand-mère Suzanne. D’eux, elle a dit: «Ils étaient vraiment jolis.»
Je n’ai pas parlé du Disparu, ni de Suryavati. Il y a si longtemps qu’on ne parle pas d’eux. C’est comme s’ils n’avaient jamais existé. Ou plutôt, comme je disais, la marque du doigt enfoncé dans la joue. Pourtant, Anna sait bien que c’est pour eux que je suis venu jusqu’ici. Pour retrouver leur trace, pour mettre mes pas sur leur route, sentir leur passé, voir ce que leurs yeux ont vu, entrer dans leurs rêves. Mais c’est bien mon affaire. Elle ne m’aidera pas, c’est ce qu’elle me fait savoir.
Anna est la seule, l’ultime. Tout est en elle. Quand elle est née, le domaine d’Anna — dont elle porte le nom — était debout, avec l’immensité des champs, la cheminée de la sucrerie, les fours à chaux, les chaudières à bagasse, les écuries, les anciennes cases des esclaves. La route était éblouissante, recouverte de gravier de corail, qui unissait Anna à Port-Louis par Grande-Rivière, Camp-Benoît, Bambous, parcourue sans cesse par les chars à bœufs et les voitures à cheval. Les trains allaient partout, vers Pamplemousses, Rivière-du-Rempart, ou vers le sud, jusqu’à Mahébourg. Maintenant les voies ferrées ont été goudronnées. À Cure-pipe, en revenant du couvent, j’ai pris un bus qui roulait sur la route Disic, la route du sucre étroite et sinueuse à travers les anciennes habitations.
Pour me rendre à Médine, j’ai loué une voiture au Chinois de Mahébourg, Chong Lee, qui me loue aussi le campement, une vieille Bluebird déglinguée, jaune paille, avec ces sièges en moleskine qui semblent cirés à l’huile de moteur. Les essuie-glaces sont tombés tout de suite en panne et je devais essuyer de temps en temps le pare-brise avec ma serviette-éponge. Je n’ai eu aucun mal à m’habituer à la conduite mauricienne, la moitié du corps débordant de la fenêtre ouverte, la serviette-éponge humide autour du cou comme un foulard des années rétro.
Naturellement, Anna n’a rien voulu savoir. «Qu’irais-je faire là-bas? Ça n’est même pas un joli coin.» Elle a parlé du temps de la fièvre à Médine, qui revenait chaque mois, les enfants créoles au ventre dilaté, aux yeux trop brillants. Et les cyclones qu’on attendait, volets et portes barricadés, matelas roulés contre les murs, avec la peur qui mettait la nausée dans la gorge.
Quand Jacques et Suzanne ont quitté Maurice définitivement, Anna et mon père étaient encore des enfants. Maintenant, mon père est mort, et Anna n’est jamais retournée voir la maison depuis soixante-sept ans!
«Franchement, je ne sais pas pourquoi tu te donnes le mal de faire tout ce voyage. Il n’y a plus rien là-bas! Juste un tas de cailloux!»
J’ai emmené la fille de Marie-Noëlle, Lili. Quand Marie-Noëlle vient pour faire le ménage (inclus dans le prix du campement), Lili vient avec elle. Elle s’assoit dehors sous les veloutiers, et elle attend. Elle a dix-sept ans, de grands yeux noirs et la peau couleur de pain d’épices. Elle parle créole, et français, mais avec moi elle préfère parler en anglais. Quand elle a vu la Bluebird jaune, ses yeux ont brillé, et elle m’a demandé de l’emmener. Marie-Noëlle n’a pas dit non. Elle doit penser qu’avec moi, un Archambau, c’est toujours mieux que de traîner avec les touristes allemands et sud-africains des campements de Blue Bay. La tante Anna est ma caution de moralité.
Bien entendu, c’est Anna qui avait raison. À Médine, j’ai pris la route des cannes jusqu’à l’ancien domaine. Il y a quelques baraques en planches et en tôle, occupées par des travailleurs des plantations. Puis le chemin devient très mauvais, inondé, défoncé, avec de chaque côté la muraille vert sombre des cannes mûres. Au bout du chemin, le passage est obstrué par des blocs de rocher et des broussailles. À cause de la pluie, Lili n’a pas voulu aller plus loin. Elle est restée dans la voiture, la radio allumée. J’ai continué à pied jusqu’à la cheminée blanche de l’ancienne sucrerie, dont le sommet est effondré. Les broussailles et les vieilles filles ont envahi les ruines. J’ai parcouru la zone entourant la sucrerie, en vain. Je n’ai pas retrouvé la moindre trace de la maison d’Anna, ni de la Comète. Il n’y a même pas un tas de cailloux! Les habitants de la région ont dû se servir des pierres pour construire les petites maisons que j’ai vues à Médine, à l’entrée de la route.
Le vent passait sur les cannes en faisant un bruit de mer. Les nuages formaient une voûte sombre accrochée au rempart du Corps de Garde et aux Trois Mamelles. C’était étrange et solitaire, comme si à la mort du Patriarche toute vie avait cessé en ce lieu.
J’ai eu un instant l’idée d’aller jusqu’à la mer, là où les vagues battent en côte, là où mon père et mon grand-père couraient quand ils étaient enfants, dans une autre vie, dans un autre monde.
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