Julius Véran sait très bien que Jacques n’a pas pu arriver jusqu’à Palissades. Il a le triomphe facile.
«Moi je les ai vus après notre arrivée. Ils sont des dizaines, demain ils seront peut-être des centaines, il n’y a pas de vaccine. On les cache dans des huttes, on brûle les corps sur la plage.»
Suzanne frissonne. Je l’entends qui demande à voix basse à Jacques: «Est-ce que ce qu’il dit est vrai?» Elle est venue à Maurice avec Jacques dans l’idée de soigner les immigrés indiens, de créer des dispensaires, de suivre le modèle de Florence Nightingale, et tout d’un coup elle imagine que c’est ici, de l’autre côté de l’île, des gens qui sont abandonnés, malades, mourants peut-être. Le Véran de Véreux a une espèce d’éloquence qui porte, dérision et horreur mêlées, et ce regard agile, rusé, plein de méchanceté.
«Ne l’écoute pas, il n’en sait rien. Il est fou, tout bonnement.»
Jacques n’a même pas baissé la voix. Véran l’a-t-il entendu? Il s’est arrêté de parler, son visage n’exprime rien, seulement cette violence déraisonnable, cette colère sans but. D’un coup il est sorti de la maison, il s’est enfoncé dans l’obscurité. La noirceur a envahi l’intérieur de la maison. Il me semble que nous avons perdu, que quelque chose en nous a bougé, a cédé.
Véran a semé le doute. Malgré moi, j’écoute les bruits de la nuit. Et s’il disait vrai? Si Shaik Hussein avait décidé en secret d’envahir la Quarantaine, de nous tuer jusqu’au dernier, en souvenir de ceux qui sont morts sur l’île, pour accomplir la vengeance des opprimés?
J’ai regardé Jacques. À la lumière de la lampe, son visage est tendu, il a une expression étrange, que je ne reconnais pas. Malgré tout ce que nous avons dit, il me semble que le trouble s’est insinué en lui, la séduction de la peur. J’ai vu sa main crispée sur une pierre, comme si au-dehors rôdait une meute de chiens.
Ce matin, malgré sa fièvre, Suzanne a voulu aller dans la maison de l’infirmerie, en face du môle qui dessert Gabriel.
Une bonne partie de la nuit, elle ne pouvait pas dormir. Elle était inquiète, exaltée. Elle parlait des malades, de Nicolas et de M. Tournois, des Indiens abandonnés de l’autre côté de l’île, des femmes et des enfants laissés sans soins. Elle voudrait qu’ils viennent s’installer à la Quarantaine, Jacques s’occuperait d’eux, elle serait leur infirmière. Le gouvernement ne pourrait pas les ignorer, les planteurs de Maurice seraient bien obligés de suivre, elle en était sûre. Elle allait adresser un rapport au gouverneur. Elle voudrait écrire à Florence Nightingale. Elle a fini par s’endormir entre nous, comme la première nuit que nous avions passée, en arrivant à Palissades.
Quand nous sommes arrivés à l’infirmerie, le vieux Mari qui fait office de garde-malade était à sa place habituelle, assis sur un caillou devant la porte, mâchant sa feuille de bétel. Il nous a laissés passer sans rien dire. Ses yeux sont voilés par le glaucome, et son visage noir est grêlé par la petite vérole. Pour cela il n’a rien à redouter des deux hommes couchés sur leurs lits à l’intérieur de l’infirmerie. J’ai dit des lits, mais c’est plutôt des grabats qu’il faudrait dire, tant ces couchages sont rudimentaires, des matelas de paille crevés jetés sur quelques planches à même le sol.
J’ai eu du mal à reconnaître Nicolas, le quartier-maître embarqué à Zanzibar. Quand il est monté à bord de l ’Ava, il était simplement un peu fiévreux — une crise de paludisme, avait dit le commandant Boileau. En quelques jours cet homme athlétique, au teint rougeaud, est devenu un corps sans force, le teint jaune, les lèvres gercées, portant un hématome au front. À côté de lui, M. Tournois, un négociant embarqué le même jour, semble plus vaillant. Quand nous entrons dans la pièce, il se redresse. Il parle d’une voix impatiente, au timbre métallique. Il croit que la chaloupe des services sanitaires est arrivée, et qu’on vient les chercher.
À la réponse négative de Jacques, il est pris d’une colère subite qui effraie Suzanne. Il se lève, marche à travers la pièce jusqu’à la porte. Il est vêtu de la chemise de nuit grise du dispensaire de l ’Ava, échancrée au col. Il titube pieds nus sur les dalles de pierre. Tous ses habits ont été brûlés dans l’incinérateur avant le débarquement.
Un instant, il est la proie d’une sorte de délire, debout sur le seuil de l’infirmerie, ébloui par le soleil et par le vent.
«Je vais m’en aller, maintenant, je vais rentrer chez moi, on m’attend!» Où est son chez-lui? À des milliers de kilomètres, si loin qu’il ne s’en souvient peut-être même plus.
La lumière l’aveugle, remplit ses yeux de larmes qui coulent le long de son nez, sur ses joues. Suzanne s’est approchée, elle lui parle doucement, elle veut lui dire de rentrer, de s’abriter du vent. Mais il passe à côté d’elle sans la voir, il tourne sur lui-même, comme s’il cherchait quelque chose, sa chemise gonflée par le vent laissant voir ses jambes maigres. Puis il se laisse tomber assis, le dos contre les pierres du tableau de la porte. Il parle tout seul, d’une voix cassée, entrecoupée, il parle de sa maison à Tarbes, de sa femme, de ses enfants. Suzanne s’est assise à côté de lui, elle essaie de le calmer, tandis que Jacques et moi regardons sans savoir quoi faire. Enfin, aidé du vieux Mari, Tournois s’est relevé, il est retourné à sa paillasse, comme à son seul refuge.
Nous n’avons rien dit. Nous avions le cœur serré. Jacques et Suzanne sont revenus à la Quarantaine, et moi je me suis éloigné du camp le plus vite que j’ai pu. Ainsi, pendant que nous attendons là-bas, parlant, nous querellant, jouant aux échecs, ou bien rêvant au jour de notre libération, ici, à quelques pas, et de l’autre côté de l’île, des hommes sont en train de mourir. Il me semble que je ne cesse pas d’entendre la voix de Tournois, ses imprécations, ses souvenirs confus. Je ne cesse pas de voir le regard fixe, extraordinairement lucide de Nicolas. J’ai encore dans les oreilles le coup sourd du corps du garçon qu’on a immergé au large de Mahé dans l’Océan d’un bleu presque surnaturel. Et j’entends la voix de Boileau qui donne sa consigne à bord de l ’Ava : ne parler de tout cela à personne, surtout n’en parler à personne — ce qui doit le rendre un jour célèbre dans les annales des Messageries.
En courant presque, je suis monté jusqu’à la lèvre du cratère. Je me suis installé à mon poste, à l’abri du vent contre les ciments du phare en ruine. De là je peux tout voir, la baie des Palissades et la ville des coolies, les plantations, la longue pointe de sable qui retient l’îlot Gabriel, et au bout de la mer, le dôme de nuages accroché aux montagnes de Maurice, pareil à un mirage.
11 juin
Pour Suzanne, pour calmer son appréhension, Jacques parle très doucement. C’est la fin de l’après-midi, nous sommes couchés par terre près de la porte, avec le grand châle blanc à franges qui nous sert de couverture. Nous sommes seuls dans la maison. John et Sarah doivent être en train de peindre leurs feuilles au formol, Bartoli et le Véran de Véreux sur le cratère, à guetter l’arrivée improbable du schooner.
Il fait très doux, le vent de la tempête a cédé la place aux alizés. Le ciel est couvert d’un léger voile blanc. Je sens contre moi la hanche ronde de Suzanne, je sens le mouvement de ses côtes quand elle respire. C’était comme cela à Hastings, l’été passé. Nous étions ensemble sur la plage, nous regardions glisser les nuages, les rêves, il me semblait que rien ne pourrait jamais nous séparer.
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