À travers les broussailles, venus de l’autre versant de la pointe, des enfants accourent. Ils crient: «Surya! Surya-vaaati!»
Puis ils m’aperçoivent et s’arrêtent un instant au bord de la plage, effrayés, mais riant tout de même et se parlant à voix basse. Ils doivent juger que je ne suis pas dangereux, parce qu’ils courent à nouveau vers la jeune fille et l’entourent. Ils regardent tandis qu’elle sort les ourites de son panier et les retourne, puis les lave à l’eau de mer. Ensuite elle les accroche au bout de son harpon et les garçons s’en emparent comme d’un trophée. Elle ne m’a pas regardé, elle n’a pas fait un geste vers moi, et moi je n’ai pas essayé de la suivre.
Je suis brûlant de soleil. J’ai marché en titubant jusqu’à la Quarantaine. Je suis retourné à mon monde, là où j’appartiens. Je n’ai pas écouté les questions de Suzanne ni les vagues reproches de Jacques. Dans la baraque étroite, l’air est surchauffé, suffocant. Je me suis couché à même le sol, la tête appuyée sur le bloc de lave qui sert de tabouret. Les yeux grands ouverts dans la pénombre, j’ai rêvé aux nuages qui s’amoncellent. J’ai souhaité l’arrivée de la pluie.
15 juin
Depuis trois jours que règne l’accalmie, la fièvre s’est emparée des habitants de l’île. On attend à chaque instant le signal de l’arrivée du schooner, la trépidation de ses machines et son coup de sirène. Il y a une sorte de gaieté feinte dans la Quarantaine. Dès le lever du jour, Jacques emmène Suzanne à la plage, sur le môle face à Gabriel. Elle ouvre son parapluie noir et ils s’abritent du soleil, assis dans le sable, comme s’ils étaient en vacances, quelque part en Angleterre ou en Bretagne.
Quand j’ai voulu retrouver mon poste d’observation, en haut du volcan, près du phare, j’ai eu la désagréable surprise d’y trouver le Véran de Véreux, en compagnie de son inséparable Bartoli. Julius Véran avait installé une sorte d’auvent fait d’une toile retenue par de lourdes pierres, et, muni d’une lunette d’approche, il scrutait l’horizon impeccable, où les sommets de Maurice pour la première fois étaient entièrement libres de nuages, et l’ourlet blanc du rivage apparaissait clairement.
Malgré le peu de goût que j’ai pour sa compagnie, je suis resté un long moment au bord du cratère, à regarder l’île mère. Jamais elle ne m’avait semblé plus proche, plus familière, grand radeau de verdure et de douceur posé sur la ligne de l’horizon. Je sentais mon cœur battre plus fort, l’enthousiasme remplir mon corps, une ivresse, comme quand, après avoir marché pendant des heures, on reconnaît tout d’un coup les abords du lieu vers lequel on se dirige, qu’on est sur le point d’atteindre. Je crois que j’ai même agité mes bras, comme un naufragé, comme si quelqu’un pouvait me voir, des yeux amis, et qu’un bateau glissait lentement à notre rencontre.
«Ils ne vont pas venir tout de suite, a commenté Véran. Ils attendront le jusant, cet après-midi.» Il était debout à côté de moi, il avait une expression presque amicale. Même Bartoli, d’ordinaire si taciturne, avait l’air joyeux.
Je les ai laissés tous les deux à leur poste de vigie, et je suis redescendu vers les bâtiments de la Quarantaine. Au fur et à mesure que je dévalais le sentier, entre les blocs de basalte, face au soleil brûlant, je sentais une impression étrange, comme si de l’espoir naissait une inquiétude, une tache sombre, un frisson. C’était cela, sans doute, qui faisait battre mon cœur plus vite. Je n’avais pas compris. Je croyais que l’instant de la délivrance approchait, et maintenant c’était l’image de Suryavati qui dansait devant mes yeux, pareille à une flamme, pareille à un mirage sur l’eau lisse du lagon, née des vagues qui déferlaient sur la barrière de corail, et que j’allais perdre pour toujours.
Je courais à travers les broussailles, pieds nus sur les laves coupantes sans ressentir la douleur, et quand j’approchais du rivage il n’y avait personne, la longue plage éblouissante était vide. Tout le monde avait quitté les bâtiments de la Quarantaine pour guetter l’arrivée du schooner à la baie des Palissades. Seule la petite maison de l’infirmerie, près du môle, était gardée par le vieux passeur. Lui n’attendait rien ni personne. À l’intérieur de la pièce surchauffée, le quartier-maître Nicolas et M. Tournois étaient couchés sur leurs grabats, le visage gonflé par la montée de la fièvre, les yeux fixes, la bouche ouverte respirant avec difficulté.
J’ai espéré trouver Suryavati sur la plage, revenant de sa pêche quotidienne. Le vent avait cessé, le soleil aveuglait dans un ciel trop bleu. J’allais entre les broussailles, je cherchais le chemin par lequel elle venait, sa trace dans le sable. Puis je retournais vers la plage, comme si tout d’un coup elle allait apparaître le long de la courbe du récif, au milieu du lagon. La réverbération de la lumière me donnait la nausée, le vertige. J’avais la gorge serrée. Dès que le bateau de Maurice serait là, tout le monde partirait, disparaîtrait au gré des services d’immigration. Tout serait fini.
J’ai même crié, de toutes mes forces, comme les enfants l’autre jour: Suryavaaati! C’était un nom magique qui pouvait tout arrêter, qui pouvait faire durer éternellement l’instant où j’avais vu la jeune fille debout sur le récif comme si elle marchait sur l’eau.
Les oiseaux bouillonnaient autour du Diamant. Les pailles-en-queue étaient sortis de leurs trous dans l’îlot Gabriel, ils volaient en grands cercles au-dessus de la mer ouverte, et de temps en temps plongeaient en se laissant tomber comme des pierres. La marée montait rapidement. J’ai compris que Surya ne viendrait pas. Les vagues cognaient le socle du récif, avec de grands jets de vapeur irisée. Le vent a recommencé à souffler, une brise, qui suivait le mouvement des vagues. L’eau du lagon s’est troublée. Tout près du bord j’ai vu passer une ombre rapide, pareille à un chien du fond de l’eau. C’est tazor, le barracuda qui est le maître du lagon. Surya n’a pas peur de lui, mais le vieux Mari m’a dit qu’il mord ceux qu’il ne connaît pas.
C’est Jacques qui est venu me chercher. Il s’était habillé pour le grand départ, veste grise, gilet et cravate, son panama décabossé et pieds nus dans ses souliers noirs qu’il avait enfilés à la hâte. Il était agité, anxieux.
«Viens, que fais-tu ici? Il reste une chance de s’en aller aujourd’hui.»
Comme je le regardais sans comprendre, il a crié presque.
«Le bateau des services sanitaires est à Palissades. Il faut discuter avec l’officier, il faut qu’ils nous emmènent. Il faut qu’ils voient que tu n’es pas malade.
— Et Suzanne?
— Elle est déjà là-bas, avec Véran et Bartoli. C’est elle qui m’a dit où tu étais, je croyais que tu étais parti avant nous. Qu’est-ce que tu fiches ici?»
J’aurais eu du mal à lui dire ce que j’attendais. Il me tirait par le bras, j’ai dit:
«Et les autres?»
Il n’a pas eu l’air de comprendre tout de suite, puis c’est revenu.
«Je vais m’en occuper. La première chose, c’est de sortir d’ici. Après, à Maurice, tout s’arrangera, je ferai intervenir Alexandre. Mais tant qu’on est ici, on ne peut rien faire.»
C’est la première fois qu’il parle du Patriarche autrement que comme de l’ennemi absolu. Derrière ses lunettes, ses yeux sont mobiles, inquiets, il se retourne pour regarder vers le volcan, pour guetter des signes.
«Viens-tu, à la fin? Je ne peux plus t’attendre!»
Il s’est mis à courir à travers les broussailles, dans la direction de la baie du volcan. Il était déjà loin, il s’est retourné:
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