Malgré les années en France, et la vie à Londres, à l’hôpital Saint Joseph, Jacques a toujours la voix qui chante, il n’a pas perdu l’accent créole. Quand je l’entends, je me souviens de la voix de mon père. Il parlait le soir avec le Major William, dans l’appartement de Montparnasse, et je m’endormais sur mon assiette de soupe en écoutant sa voix. Jacques parle de Médine, de la maison d’Anna. Il y a si longtemps. Peut-être qu’il invente tout au fur et à mesure, comme M. Tournois dans son délire.
«Quand je revenais de la pension Le Tourhis, à Noël, ou bien en hiver, je veux dire, juillet, août, tu ne peux pas t’imaginer la fête que c’était, je revenais à la maison, je retrouvais ma chambre, je pouvais courir partout dans les champs de cannes, jusqu’à la savane, jusqu’à la mer. Je te montrerai le chemin. Il y avait un garçon de mon âge, il s’appelait Pierre, Pierre Pasteur, et un autre, un peu plus âgé, un créole, le fils d’un métayer d’Anna, on l’appelait Mayoc, je ne sais pas pourquoi, je crois qu’on l’avait appelé comme ça quand il était petit, parce qu’il sautillait tout le temps, il babillait tout le temps comme un oiseau. Son vrai nom c’était Aziz.
«Je me souviens, derrière Anna il y avait les ruines d’une ancienne sucrerie, avec une haute cheminée noire, et des murs envahis par les broussailles. Un peu plus loin au bord de la mer, le four à chaux. Je te montrerai tout ça, à Léon aussi. Tu ne peux pas ne pas aimer, c’est le plus joli paysage du monde, avec les champs bien verts, ils vont si loin qu’on ne sait pas où ils finissent, on les confond avec la mer. La dernière année, j’allais partout avec les garçons, dans les ruines, nous chassions les tourterelles. Maman ne voulait pas que j’aille dans les ruines, elle avait toujours peur qu’un morceau de mur ne s’effondre. Nous allions nous cacher dans les caves voûtées. C’étaient des murs épais, des blocs de lave jointoyés à la chaux, il faisait froid, un froid humide de caverne, on criait pour entendre les échos. Aziz racontait des histoires pour nous faire peur, il disait qu’on pouvait réveiller les morts, il disait qu’il y avait un peuple de fantômes, il les appelait des jennats. Ou bien on allait jusqu’à la mer. On passait par un sentier étroit au milieu de gros tas de pierres, et tout d’un coup on arrivait au rivage, c’était la mer ouverte, il n’y avait pas de barrière de récifs, les vagues déferlaient, c’était beau…»
Suzanne serrait ma main, elle fermait les yeux pour écouter. Nous voguions ensemble sur un radeau, emportés par le flux qui descend à l’envers, qui nous ramène au commencement.
«On ne rentrait pas à midi. Quelquefois, maman envoyait une femme à notre recherche, on entendait la voix aiguë qui criait nos noms, en chantant: " Mayooc! Zaak! Pastoo! " On restait cachés dans les ruines, sans faire de bruit, et la femme revenait bredouille. " Napas trouvé zènezen-là! Napas koné kot fin’allé! " Quand je revenais le soir, j’étais fourbu, j’avais les jambes écorchées par les feuilles des cannes, mon père était furieux, mais maman disait: “Laisse, il a oublié l’heure, c’est tout.”
«Quand c’était le commencement de la coupe, à Médine, c’était une fête, je veux dire, plutôt comme une bataille. On se préparait pendant des semaines, tout le monde attendait. Avec Mayoc, j’allais en haut du Saint-Pierre, à Eau-Bonne pour regarder les champs, c’était comme la mer qui ondulait sous le vent. Ou bien on s’en allait le long des chemins de cannes, pour sentir l’odeur, il faisait très chaud, la terre brûlait la plante des pieds. À Médine, c’était presque tous les ans la première coupe, parce qu’on était à l’ouest et que les cannes mûrissaient plus vite. Il y avait aussi Wolmar, et au nord, La Mecque. Quelquefois ça commençait à Wolmar, ou à Albion, près de Camp-Créole. Il fallait couper à tour de rôle pour que les ouvriers ne manquent pas. Les sirdars réunissaient tout le monde dans la cour de la sucrerie, et les chariots partaient, avec M. Ferré en tête, dans sa carriole tirée par des mulets. Les ouvriers étaient debout de chaque côté de la route, avec leurs longs couteaux, et le chef des sirdars donnait à M. Ferré un couteau, et les ouvriers partaient vers les champs. Quand M. Ferré arrivait aux champs, tout le monde attendait, et personne ne bougeait jusqu’à ce qu’il ait coupé la première canne. Il donnait la canne à un ouvrier qui la jetait dans la charrette, et tout le monde s’en allait dans les champs, et toute la journée on n’entendait que le bruit des couteaux qui coupaient, et les voix des ouvriers qui criaient pour s’avertir, qui aboyaient comme des chiens, aouha! aouha!
«Moi je courais partout avec les autres enfants, nous suivions les chariots le long des routes. Les femmes étaient habillées avec de grandes robes en haillons, elles ramassaient les cannes et elles les jetaient dans les charrettes. Avec Mayoc et Pasteur, nous mordions dans les morceaux de canne, nous courions dans les champs, et nous aussi nous criions: aouha! aouha! comme les coupeurs. Une fois, Pasteur et moi nous sommes arrivés à un endroit, il y avait un grand Noir au visage sans nez, je crois qu’il avait eu la lèpre, quand il nous a vus il a levé son couteau: “Qu’est-ce que vous foutez? Partez, ti rat blanc!” Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie.»
Suzanne est couchée contre Jacques, la tête appuyée au creux de son épaule. Elle n’a pas lâché ma main, mais je sens qu’elle s’endort. Je vois son visage très doux, un peu enfantin, les cheveux châtain clair relevés en chignon, ses yeux fermés sur la frange de cils épais. À côté d’elle, Jacques est allongé, lui aussi, les yeux fermés, ses cheveux longs flottent dans le vent. Il ne parle plus. Il pense à autre chose, comme s’il était sur une plage, quelque part, pour un voyage de noces. Il me semble que je les ai toujours connus ensemble, qu’ils sont comme mon père et ma mère. Moi aussi je m’allonge sur le sol, je regarde glisser les nuages dans le vent lent. Quand j’appuie ma tête contre l’épaule de Suzanne, je sens sa main légère qui passe dans mes cheveux.
Passé une partie de la matinée à classer les découvertes. L’odeur du formol insupportable, obligé de m’isoler dans le bâtiment de l’infirmerie.
Jusqu’à présent j’ai réuni une collection de solanacées et graminées. Dans la vicinité de la Quarantaine, recueilli les «brèdes» (autre signe de la présence humaine): Solanum nodiflmum (brède malgache), nigrum (brède Martin) comestibles. Autres comestibles: Solanum indicum (bringelle marron, c. à. d. aubergine sauvage) et sa variété cultivée, Solanum mebngena, probablement introduite par les premiers colons: fruit de la taille d’une pomme reinette, violet pâle ou tirant sur le noir.
Autres solanacées appréciables: les variétés capsicum (piment sauvage, piment d’arbre) et, à un degré moindre, auriculatum, un substitut du tabac (feuillage pérenne, couvert d’un duvet cendré pourrait avantageusement remplacer le ganjah (ou chanvre indien) importé par le gouvernement pour les travailleurs immigrés). Dans la zone contiguë au départ des récifs, sur le versant sud-est, Lycium physalis, et angulata, solanacées comestibles. Baies en grappes, succulentes ressemblant aux groseilles, jaune orangé, connues dans l’océan Indien sous le sobriquet de Pokepoke.
La mer était presque calme ce matin, d’une couleur que je n’avais jamais vue, verte, bleue, mais comme si la lumière sortait d’elle et rayonnait jusqu’au fond du ciel. C’était si beau que je ne suis pas retourné à la Quarantaine pour boire le quart de thé noir et manger le lampangue de riz séché dans la marmite. J’ai couru le long du rivage vers la pointe du Diamant. La marée était étale, j’étais sûr de trouver Suryavati, en train de marcher le long du récif, sur son chemin d’algues à fleur d’eau, qu’elle est la seule à connaître. Mais le lagon était désert.
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