Je me suis souvenu de ce que Jacques m’avait appris, quand j’étais petit. Il disait que c’était le vieux Topsie le cuisinier de la maison d’Anna: «Pour faire la guerre licien, napa bisoin fizi, bisoin coup de roce.» C’est un proverbe, à chacun selon son mérite, et il m’a semblé ici particulièrement approprié. J’ai ramassé une lave aiguë, et la main levée, j’ai battu en retraite vers mon versant de l’île. Le sirdar n’a pas besoin de garde pour veiller sur sa frontière.
Ce soir, je suis retourné jusqu’au sommet du volcan pour regarder la ville des coolies. Assis à l’abri des ruines du phare, j’écoutais le sifflement du vent dans les pierres. Il pleuvait par intermittence et la mer était démontée, avec cette couleur verte qu’elle avait le soir où nous avons débarqué. Avant même le crépuscule, le ciel a noirci comme s’il y avait un incendie de l’autre côté de l’horizon. Au milieu des gémissements du vent, j’ai entendu le long coup de sifflet du sirdar qui annonce aux croyants l’heure de la prière. Les feux brillaient devant les maisons, à l’abri des auvents. Je sentais l’odeur du riz en train de cuire, l’odeur douce du cumin et des épices. Il y avait si longtemps que je n’avais pas mangé, j’avais un trou au centre de mon corps, cela me faisait trembler un peu, comme de désir. Je voulais voir jusqu’à l’autre bout de la rue, là où commençaient les cabanes des pauvres, là où vivait Suryavati. J’attendais de voir sa silhouette mince, marchant vers les citernes pour puiser de l’eau, au milieu des autres femmes et des enfants. Mais elle n’est pas apparue. Peut-être qu’elle savait que je l’épiais.
Je suis retourné à la Quarantaine. Pour la première fois, j’ai senti la fièvre venir, une douleur qui naissait dans la blessure de mon pied et remontait le long de mon corps, en soulevant chaque poil, faisant trembloter chaque muscle. Jacques s’est inquiété: «Tu ne vas pas tomber malade?» Il a examiné la plante de mon pied, a mis un peu de bleu de méthylène. Suzanne m’a donné à boire de l’eau rougie au permanganate, parce qu’il ne restait plus de thé. Dans la nuit, les yeux de Suryavati brillaient, jaunes comme des iris de chat. Je grelottais, enveloppé dans le châle de Suzanne. Je me suis endormi quand le vent s’est calmé, et que le bruit de la tempête est devenu un murmure lointain.
La fièvre et une mauvaise nuit m’ont tenu couché toute la journée d’hier. Ciel couvert. Repris la reconnaissance: côte nord-est. En bordure des Casuarinae, végétation rase. Quelques acacias sous le couvert, des Pemphis acidula sur la ligne du calcaire: buisson fourni, environ trois pieds de haut, fleurs seules sur l’axe, pédicelles courts et velus. Sur la côte sous le vent, quelques badamiers non pas très grands, fruits de la taille d’une noix, d’un bois dur: Terminalia catappa. Le fait qu’ils soient groupés, à l’abri d’un ravin, me laisse penser qu’ils ont été plantés. Le plus grand doit atteindre douze pieds. Âge approximatif trente à quarante ans.
Cela pourrait dater la plus ancienne occupation de l’île (1856, premier établissement de la Quarantaine à l’île Plate).
Jacques est revenu de Palissades abattu, démoralisé. Il a voulu se rendre compte de l’état de santé des immigrants, le Véran de Véreux prétendant que l’épidémie de variole se répandait de l’autre côté de l’île. Accompagné de Bartoli, il a marché jusqu’au pied du cratère, et là il s’est heurté aux arkotties qui l’ont empêché d’aller plus loin. Par le truchement du vieux Mari, Jacques a parlementé un long moment avec eux, en vain. Les travailleurs des plantations commençaient à s’attrouper, et tout d’un coup Bartoli a eu peur. Il a entraîné Jacques en arrière. Il dit que des gens ont crié des menaces, ont jeté quelques pierres.
Cette fin de journée est sinistre. Il y a un silence lourd dans la bâtisse, après des heures étouffantes. La lampe punkah projette une lumière vacillante qui éclaire bizarrement les visages. Julius Véran est debout au fond de la pièce, il regarde autour de lui d’un air inquiet. Il a commencé un discours véhément et grandiloquent, que personne n’écoute. Il veut qu’on réagisse, qu’on «prenne des mesures». Son visage osseux est pâle, barré par les virgules noires de ses moustaches qu’il taille chaque matin aux ciseaux. Le séjour sur Plate n’arrange pas sa calvitie. «Bel-Ami», l’a surnommé Suzanne. Mais ses habits blancs dans lesquels il prenait la pose dans le salon de l ’Ava sont devenus gris de sable, les poches de sa veste sont ballantes.
Il parle de la maladie qui menace. De la quarantaine qui risque de se prolonger, de la tension qui monte dans le camp coolie. «Il nous faut établir une règle. Nous sommes dans une situation critique. Nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes.»
Jacques hausse les épaules. Il se moque de Véran. Un aventurier raté, un chevalier d’industrie. Jacques croit reconnaître en lui un de ces aigrefins qui ont pillé Antoine quand il s’est installé en France, un de ceux qui lui ont vendu des actions dans des compagnies qui n’existaient pas, ou des terrains qui ne leur appartenaient pas. Au premier regard, il a détesté Véran. «Un fruit sec, un véreux.» C’est comme cela qu’il a trouvé son surnom. C’est une habitude mauricienne.
À bord de l ’Ava, Jacques l’évitait. Chaque fois que l’homme faisait mine de s’asseoir à notre table, il se levait. Même Suzanne s’en offusquait, mais Véran ne semblait pas y prendre garde. «C’est un pauvre diable, après tout», disait Suzanne, à quoi Jacques répondait: «Un diable? C’est lui faire beaucoup d’honneur! Tout juste un diablotin.»
Le Véran de Véreux continue sa harangue. Il s’adresse à Jacques, il veut l’impressionner. Jacques l’intimide, parce qu’il est médecin, et surtout à cause du nom. Tout le monde à Maurice connaît la famille Archambau. Il y a la légende d’Alexandre, le Patriarche, l’homme terrible qui est à la tête de l’Ordre moral, le fondateur du parti de la Synarchie. Je suis toujours étonné que, malgré tout ce qu’il nous a fait, Jacques se serve encore de son nom. Le Véran de Véreux a tout de suite compris l’avantage que lui donne ce naufrage sur l’île Plate. Nous sommes prisonniers sur ce bout de rocher, et Jacques ne peut pas s’en aller. Véran peut parler, c’est sa revanche.
«Il faut que nous nous organisions, si nous voulons survivre jusqu’à ce que le bateau revienne. Cela peut prendre des jours, des semaines.
— Qu’est-ce que vous voulez? Qu’on impose le couvre-feu? La loi martiale?»
La voix de Jacques est froide. John Metcalfe est effaré. Il n’est pas sûr de comprendre. Véran continue. Il est irrité par les sarcasmes. Il parle du règlement de Constantinople, il demande qu’on crée une milice, qu’on monte une garde, que chaque allée et venue soit contrôlée, qu’on isole tous les malades sur Gabriel. «Vous vous souvenez du garçon qu’on a immergé au large de Mahé? On dit qu’il est mort d’une pneumonie. Comme si on mourait d’une pneumonie en quelques heures! Vous savez dans quel état se trouve le marin qu’on a embarqué en fraude à Zanzibar? L’autre voyageur aussi est gravement atteint, et à mon avis ils n’en ont pas pour longtemps.»
Malgré la fièvre qui la brûle, Suzanne se redresse. Elle est indignée.
«Enfin taisez-vous! Comment vous pouvez dire des choses pareilles!
— Je le dis parce que c’est vrai, et vous le savez aussi bien que moi. Il y a beaucoup d’immigrants dans le même état de l’autre côté, qui ont été débarqués des bateaux venant de l’Inde, avec tous les symptômes de la variole. Docteur (il appuie sur le mot docteur), est-ce que vous les avez vus?»
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