Elle a continué sa route, le long du récif, entrant parfois dans l’eau jusqu’à la taille, disparaissant dans le nuage d’embruns. J’ai vu qu’elle tenait à la main une longue tige, un harpon, et elle s’en servait pour pêcher, ou pour ramasser des coquilles, des oursins. Le soleil déclinant dessinait sa silhouette sur l’eau déjà sombre, comme un drôle d’oiseau dégingandé. À un moment, il y a eu des cris d’enfants, quelque part derrière moi, dans les fourrés. Des bruits d’animaux, des bêlements, et j’ai vu les silhouettes des garçons qui poursuivaient les cabris, leur jetaient des pierres. La jeune fille s’est arrêtée au milieu du lagon, elle a hésité, puis elle a marché vers le rivage, sur les plaques du récif, contre les vagues qui déferlaient. En un instant elle était à la côte, elle a disparu de l’autre côté de la pointe. Je suis resté longtemps sur la plage, espérant qu’elle allait revenir. L’eau du lagon est devenue de plus en plus sombre, pareille à un miroir de métal. Je regardais l’îlot Gabriel, si proche et en même temps inaccessible. Mon cœur battait fort, comme si j’avais de la fièvre. D’ailleurs les moustiques sont sortis des fourrés avec la nuit, et j’ai dû battre en retraite vers les quartiers de la Quarantaine.
9 juin
Je suis retourné dès l’aube vers la pointe du Diamant John Metcalfe est couché au fond de la maison, il est fatigué, fiévreux. Quand je suis sorti, il me semble qu’il m’a regardé avec reproche. Je ne suis pas un bon élève en botanique, je ne l’ai pas aidé à trier ses spécimens.
J’aime le rocher du Diamant, sa forme étrange, un icosaèdre régulier, jailli de la mer au milieu des tourbillons d’oiseaux qui le couvrent de fiente, comme un piton neigeux. C’est l’endroit où je peux oublier le sifflet du sirdar, et l’atmosphère pesante de la Quarantaine, les discours redondants de Julius Véran. J’ai proposé à Jacques de venir, mais il ne veut pas quitter Suzanne. Depuis hier soir elle a un accès de fièvre violent. La migraine l’empêche de dormir, elle est pâle et fatiguée. Jacques lui donne de la poudre de quinine diluée dans de l’eau de riz, à défaut de lait. Quand je suis sorti, il s’est assis près de la porte, tourné du côté de la mer. Mais de là où il est il ne peut apercevoir que le dôme noir de Gabriel.
Tandis que je marche vers la pointe, j’entends la marée. Il y a cette vibration qui vient du fond de l’Océan, du socle de la terre. Quand la marée commence à descendre, je sais que Suryavati doit venir. Je l’attends à ma place, à demi caché derrière les touffes de batatran, dans un creux des rochers. Le lagon se vide vers l’ouest, comme un réservoir dont on aurait retiré la bonde. Après quelques instants apparaît la frange noire des récifs, et la demi-lune de sable qui rejoint Gabriel. La base du Diamant se dégage, une plate-forme usée en forme d’étrave. Les vagues ont perdu leur force. Le vent même est devenu moins violent. Il y a une sorte de silence, une paix. Je pense qu’en ce moment même la fièvre de Suzanne doit tomber, elle se couche sur le sol, la tête appuyée sur les genoux de Jacques. Elle peut enfin s’endormir.
Suryavati est apparue. Sans hésiter, elle s’est engagée sur le récif, bien que la mer ne se soit pas encore complètement retirée. À l’aide de son harpon, elle fouille dans les crevasses, elle ramasse des coquilles qu’elle met dans un sac accroché autour de son cou. Pour marcher plus facilement dans les flaques, elle a relevé sa robe et l’a nouée entre ses jambes, à la manière d’une culotte turque.
Elle marche facilement, comme si elle glissait, sans effort. Quand j’ai voulu la suivre sur le récif, l’eau était opaque, couleur du ciel nuageux, et les algues bousculées par le ressac m’empêchaient de voir le passage. Bientôt j’étais perdu, avec de l’eau jusqu’à la taille. En même temps le ressac me tirait en arrière, vers les vagues qui déferlaient J’ai eu beaucoup de mal à regagner la rive, en m’agrippant aux pointes aiguës des coraux. Au loin, au milieu du lagon, la silhouette de la jeune fille paraissait irréelle, légère. Les oiseaux de mer volaient au-dessus du récif, les pailles-en-queue énervés poussaient des cris de crécelles. À un moment, elle s’est retournée. J’étais en train d’émerger du lagon, sur la plage, les genoux et les mains écorchés. Suryavati était loin, son châle rouge faisait une ombre sur son visage, mais il m’a semblé qu’elle riait. Je devais avoir l’air piteux, avec mes habits mouillés, mon pantalon déchiré aux genoux.
J’avais mal sous la plante du pied droit. En me débattant dans le courant, j’avais dû marcher sur un oursin, et je sentais une brûlure intense. En même temps, la mer est revenue, les vagues ont recommencé à déferler sur la barrière de corail. Le vent soufflait en bourrasques. Je ne sais pourquoi, je me suis mis debout sur la plage, et j’ai appelé la jeune fille. Je criais: «Ohé!» comme si elle pouvait m’entendre. Elle est revenue sur ses pas, en se hâtant. Elle aussi avait vu la tempête qui arrivait.
Je boitais sur la plage quand elle est sortie du lagon. Comme je lui disais: «Bonjour!», elle m’a regardé. Sa robe couleur de mer était trempée par les vagues, elle avait ôté son foulard et ses cheveux noirs étaient collés sur ses épaules. Dans le sac de vacoa qu’elle portait autour du cou, j’ai vu sa récolte d’oursins, et à l’extrémité du harpon, comme des haillons, les omîtes qu’elle avait clouées. Ce que j’ai remarqué surtout, ce sont ses yeux, d’une couleur que je n’avais encore jamais vue, jaune d’ambre, de topaze, transparents, lumineux dans son visage très sombre. Elle m’a regardé un long instant, sans ciller, sans crainte, et moi j’avais le cœur qui battait trop fort, je ne savais pas ce que je devais dire.
Elle m’a fait asseoir dans le sable. Elle a planté le harpon à côté d’elle, et elle a pris dans son sac un petit couteau, juste une lame pointue sans manche. Avant même que je réalise ce qu’elle allait faire, elle a pris mon pied droit et elle a incisé la peau dure, à la base du gros orteil. Elle m’a montré dans la paume de sa main la minuscule dent bleutée. «Tu as de la chance, c’est juste un morceau de corail.» Elle indiquait le récif. «Ici, c’est plein de laffes-la-boue.» Comme je la regardais, elle a cru que je ne comprenais pas le mot. «Vous appelez ça des poissons-scorpions. Ça peut te faire mourir.» Je la regardais avec étonnement, parce qu’elle m’avait parlé en français, sans accent. Je voulais lui poser des questions, lui demander son nom, pourquoi elle était ici, depuis combien de temps, mais elle s’est relevée, elle a ramassé ses affaires, et elle est partie à la hâte, en courant à travers les broussailles. Elle a escaladé le glacis au bout du cap, et elle est entrée dans le petit bois de filaos qui nous sépare de Palissades.
Malgré la blessure de mon pied, j’ai essayé de suivre sa trace. Comme si c’était un jeu qu’elle avait joué avec moi, qu’elle s’était cachée derrière un buisson pour me surprendre. Ou peut-être que j’imaginais qu’elle était venue sur le récif pour me rencontrer, pour me trouver. Je crois que c’est moi qui avais des idées d’enfant. Je sentais mon sang battre dans mes artères, le vent et la lumière m’étourdissaient. Je boitillais pieds nus à travers les broussailles, les genoux et les mains en feu.
De l’autre côté des filaos, je me suis retrouvé tout à coup devant le village de Palissades. J’étais arrivé sur le versant nord, là où vivaient les parias. C’étaient des huttes de branchages, consolidées par des blocs de lave non jointoyés, avec des toits de palmes en mauvais état. Certaines devaient être très anciennes, démolies tempête après tempête, rafistolées à chaque fois. De la fumée montait un peu partout, tourbillonnait dans les rafales. Derrière les huttes, au pied de l’escarpement, il y avait des champs de terre grise où poussaient quelques légumes, des pois, des haricots, quelques cannes de maïs brûlées par le soleil. Des chiens faméliques erraient entre les huttes; ils m’avaient senti, et ils se sont mis à grogner. Un des chiens a fait un grand tour pour venir par-derrière, menaçant, les crocs dégagés.
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