Petite, Éthel aimait bien s’endormir sur les genoux de son père en écoutant le roulement de la conversation. Le fauteuil préféré d’Alexandre était large et profond, en cuir lie-de-vin rendu brillant au contact des vestes de tweed et des pantalons d’Alexandre, imprégné d’une odeur douce, un peu écœurante, mélange de tabac, de relents de cuisine, et du cognac qu’il aimait boire après déjeuner. Les voix lançaient des bribes, des éclats, la musique de l’accent mauricien qui montait, descendait, la voix grave d’Alexandre, les voix aiguës et chantantes des femmes, tante Pauline, tante Willelmine, tante Milou.
« … les yeux bleus, les cheveux blonds… »
« Mon cher, je vous assure… »
« In-vrai-sembla-ble ! »
« Mais enfin, Seigneur Jésus ! »
Tôt ou tard, la conversation dérivait. C’était invariable. Éthel aurait pu dire à quel instant précis, ce qui déclenchait la dérive. Cela suivait une sorte de signal secret. Alexandre repoussait son assiette, où le cari avait laissé une marque orange pareille à la ligne des vives-eaux sur une plage. Les restes de brèdes et de grains imitaient très bien les algues déposées par la marée.
Même quand elle avait grandi et qu’elle avait cessé de se jucher sur les genoux de son père pour s’endormir, Éthel aimait bien ce moment après le déjeuner où ses sens s’engourdissaient. Elle approchait sa chaise de celle de son père, elle respirait l’odeur acre douce de ses cigarettes, elle l’écoutait parler du temps jadis, là-bas, dans l’île, quand tout existait encore, la grande maison, les jardins, les soirées sous la varangue.
« C’était la vieille Yaya, tu te souviens, Milou ? Quand nous revenions de l’école de miss Briggs, nous étions morts de faim, alors nous ti faire coquin avec les mangues de son jardin, et elle avait gardé les noyaux de mangues que nous avions mangées, elle nous bombardait avec nos propres noyaux ! » Les rires fusaient, les tantes commentaient, Milou surtout, la sœur cadette d’Alexandre, aussi noire que les autres étaient blondes, avec des yeux verts où la pupille nageait, tout le monde disait qu’elle était méchante. « C’est noyau kili ! » Les autres reprenaient en gloussant : « Noyau kili ! » C’était le dicton préféré d’Alexandre : mangue li goût, so noyau kili , la mangue c’est bon, mais que peut-on dire de son noyau ?
Pourquoi Monsieur Soliman était-il resté étranger à tout cela ? Il avait rompu les amarres, il avait quitté l’île à l’âge de dix-huit ans, n’était jamais retourné. Il dédaignait ses concitoyens, les trouvait mesquins, ragoteurs, inintéressants. Un jour, Éthel lui avait posé la question : « Grand-père (elle aimait bien l’appeler ainsi et lui dire vous), pourquoi avez-vous quitté l’île Maurice ? Ce n’est pas joli là-bas ? » Il l’avait regardée avec perplexité, comme s’il n’avait jamais pensé à la question. Puis il a dit simplement : « Petit pays, petites gens. » Mais il n’avait rien expliqué.
Les voix montaient, descendaient. Résonnaient des noms de lieux, Rose Hill, Beau Bassin, l’Aventure, Riche en Eau, Balaclava, Mahébourg, Moka, Minissy, Grand Bassin, Trou aux Biches, les Amourettes, Ébène, Vieux Quatre Bornes, Camp Wolof, Quartier Militaire. Des noms de gens aussi, Thévenin, Malard, Éléonore Békel, Odile Du Jardin, Madeleine Passereau, Céline, Étiennette, Antoinette, et les surnoms des hommes, Dileau Canal, Gros Casse, Faire Zoli, Fer Blanc, Gueule Pavée, Tonton Ziz, Licien, Lalo, Lamain Lamoque, N’a-que-les-os.
Les étrangers se sentaient exclus. Les étrangers, c’étaient ceux du clan des Soliman, oncles, tantes, cousins et cousines du côté de la mère d’Éthel, toujours en infériorité numérique, et complètement surclassés par le clan des Brun, ces Mauriciens au parler fort, au rire communicatif, dotés d’humour et de méchanceté, capables quand ils étaient ensemble de tenir tête à n’importe quel discoureur, fût-il parisien.
Alexandre, du reste, ne manquait pas d’afficher le peu d’estime dans lequel il tenait les capitalins : « Le Parisien, né malin, avait-il coutume d’énoncer pour clore tout débat, est le dernier des imbéciles. »
Il y avait aussi les occasionnels. Parmi eux, un petit homme chauve et jaune, aux yeux très noirs, qu’Éthel avait tout de suite détesté. Que faisait-il dans la vie ? Ça n’était pas clair. Un jour, Éthel avait posé la question à son père. « C’est un industriel. » Et comme si c’était insuffisant, il avait ajouté : « C’est un aventurier des temps modernes. Il travaille à la Bourse. »
Claudius Talon avait incontestablement pris l’ascendant sur Alexandre. Il avait réponse à tout, connaissait tout le monde, prétendait avoir des appuis dans la politique et la finance. Mais ce n’était pas à cause de ses opinions ou de ses prétentions qu’Éthel le haïssait. Un jour qu’elle était seule dans le couloir, Talon l’avait caressée dans le cou en se penchant sur elle, son souffle tiède tout près de son oreille. Elle avait treize ans, elle n’avait pas oublié la peur qui l’avait figée sur place, tandis que du dos des phalanges le petit homme frôlait son cou et sa nuque, comme s’il réfléchissait à la manière pour l’étrangler. Elle s’était sauvée, barricadée dans sa chambre, mais elle n’avait rien dit, elle imaginait son père en train de l’excuser devant les invités : « Ma fille ne se sent pas très bien, c’est l’âge difficile… »
Celui qu’Éthel aimait bien, c’était un jeune homme du nom de Laurent Feld, un Anglais aux cheveux roux et bouclés, joli comme une fille, qui venait rendre visite de temps en temps aux Brun. Éthel avait l’impression de l’avoir toujours connu, au point qu’elle croyait qu’il faisait partie de sa famille. Au hasard des conversations, elle avait compris que Laurent Feld était simplement un ami, ou plutôt le fils d’un ami d’enfance d’Alexandre, le docteur Feld, qu’il avait connu à la Réunion. Lui aussi était des îles, même s’il avait perdu l’accent chantant et que l’Angleterre avait imprimé en lui des manières et un goût vestimentaire qui détonnaient dans le salon de la rue du Cotentin. Éthel aimait sa timidité, sa réserve, sa bonne humeur. Quand il entrait dans le salon, elle regardait cette sorte de halo de lumière rouge qui entourait son visage, elle en ressentait de la joie, sans qu’elle pût dire pourquoi. Elle venait s’asseoir près de lui, elle lui posait des questions sur sa vie en Angleterre, ses études de droit, ses hobbies, la musique qu’il aimait, les livres qu’il avait lus, etc. Elle appréciait le fait qu’il ne fumait pas. Peut-être que ce qui la touchait le plus chez ce garçon c’était qu’il n’avait plus ni père ni mère. Sa mère était morte à sa naissance, et son père était décédé de maladie quand Laurent avait une dizaine d’années. Il avait une sœur aînée, Édith, et à la mort de leurs parents c’était leur tante Léonora qui les avait élevés, avait payé leurs études. Quand Laurent venait à Paris, c’était chez cette tante qu’il logeait, dans le Quartier latin. Éthel imaginait Laurent jeune homme, vivant seul à Londres, sans vraie famille, elle imaginait qu’il aurait pu être son frère, qu’elle l’aurait admiré, soutenu, il lui aurait raconté sa vie, elle aurait partagé sa solitude. C’était aussi pour elle une façon d’échapper à ses parents, à la tension qui grandissait entre son père et sa mère, à leurs disputes, à leur guerre souterraine.
Quand elle était toute petite, les choses déjà n’allaient pas très bien entre Justine et Alexandre. Un jour, après une de leurs querelles, elle leur avait tenu tête les yeux pleins de larmes, elle leur avait crié : « Pourquoi vous ne m’avez pas donné un petitfrère ou une petite sœur ? Avec qui je vais parler quand vous serez vieux ! » Elle se souvenait, oui, de l’expression honteuse sur leur visage. Puis ils n’y avaient plus pensé, et tout avait continué comme avant, et elle n’avait plus jamais recommencé.
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