La vie reprend son cours, mais le Meurtre de la rue des Cascades vient de changer de statut, il entre désormais dans la catégorie des affaires non élucidées. Une consécration. Mon assassinat entre à l’Académie, c’est devenu un classique, un jour on l’étudiera en Sorbonne. Classer une affaire d’une telle envergure lui donne un regain d’intérêt médiatique car vient planer à nouveau l’ombre de la raison d’État. Comment un meurtre qui a passionné les Français, où se mêlaient à la fois la pègre et le show-business, n’a-t-il jamais trouvé de coupable, sinon par un verrouillage qui venait de très haut ? On soupçonne une collusion entre la pègre et le gouvernement de l’époque, un chantage pour affaires de mœurs, des dessous qui nous dépassent, une maîtresse déchirée entre pouvoir et mafia, un exécuteur qui prend l’escalier de service de l’Histoire.
Je porte seul toute la vérité. Le poids de la culpabilité me semblait moins lourd.
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Le Meurtre de la rue des Cascades fait à nouveau parler de lui en 1988. La « séquence ADN » est désormais utilisée pour toute procédure judiciaire. Mon fils m’explique que la moindre trace laissée par un corps — sueur, cheveux, salive, larme, poussière d’épiderme — permet d’identifier de façon formelle un coupable. Pour illustrer ce grand pas de la science au service de la justice, il prend l’exemple du fameux meurtre. Mais si, souviens-toi, papa … Il me rappelle que sur la scène de crime a été trouvée une bouteille d’eau-de-vie qui, vingt-sept ans plus tard, peut encore fournir une signature. Il me confirme que dans les temps futurs on constituera une gigantesque banque de données qui stockera l’ADN de millions d’individus. Remonter jusqu’aux coupables deviendra un jeu d’enfant. J’imagine que si ce grand annuaire des malfaisants existe un jour, je n’y figurerai pas. Comment mon nom pourrait-il côtoyer celui du délinquant de base, du truand à la petite semaine, du tueur ordinaire ? Si l’on me référencie, c’est dans le who’s who de la canaille, le bottin mondain du crime.
Resterai-je l’auteur du dernier meurtre non résolu ?
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Plus les années passent, plus ma femme se vante de vivre auprès du plus doux des hommes, au point de me gêner devant des tiers. Pas une seule fois je ne l’ai entendu hausser le ton , dit-elle, il est tendre comme une femme, affectueux comme un enfant . Chacune de ses copines dit lui envier son trésor de mari, patient, aimable, un charme . À la longue, j’ai compris comment j’étais devenu cet être délicieux. Si l’on part du principe que tout individu dispose d’un stock limité de sentiments hostiles, il est clair que toute mon agressivité, toute ma hargne, toute ma mauvaise foi, toute ma noirceur, toute ma malveillance, toute ma rudesse ont été évacuées d’un seul coup, et pour toujours, en écrasant les doigts d’un type qui s’accrochait à la vie.
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Je vieillis mais le Meurtre de la rue des Cascades ne prend pas une ride. Quand les criminologues cessent de s’y intéresser, les docteurs en sciences humaines s’en emparent. Ils y voient le symptôme avant-coureur du cynisme généralisé dont souffre aujourd’hui l’époque. Les symboles sont irrésistibles : la victime est issue du peuple, c’est un laissé-pourcompte, un oublié qui dégringole dans tous les sens du terme. Le gangster représente ce deuxième pouvoir, qui sévit au mépris des lois et qui échappe aux forces de l’ordre. Et naturellement, il y a le sexe, au centre de tout, le sexe mêlé de strass, que demander de mieux ? Reste la grande absente, la justice en personne, censée à la fois nous protéger et nous intimider. À moins qu’elle n’ait eu à protéger, cette fois, des intérêts supérieurs que l’homme de la rue n’a pas à connaître.
La combinaison des quatre offre toutes les figures idéologiques imaginables.
Ces théories, dont je ne saurais dire si elles ont un quelconque fondement, m’empêchent d’oublier le Meurtre de la rue des Cascades . Il ne me tourmente plus mais je le porte en moi comme un organe mort, impossible à opérer, un appendice, ni bénin ni malin, qui pourrira avec le reste. Même la vision récurrente des phalanges écrasées sous ma semelle a disparu. J’ai fini par la classer dans les images d’archives, celles dans lesquelles on douterait presque d’avoir été présent puisqu’on est celui qui a fait le film.
Les étapes de ma petite vie de salarié se succèdent, toutes prévisibles, toutes dûment franchies — ce que d’autres, plus méritants, appellent une carrière. Jusqu’à ce jour où, devant une cinquantaine d’invités, mes chefs me souhaitent une bonne retraite. Ce simple événement, censé représenter un accomplissement dans la vie de l’homme de la rue, prend toute son ironie si on le compare à un autre, survenu la même année — quoique le mot ironie ne veuille plus dire grand-chose à mes yeux depuis cette fameuse nuit du 17 juillet 1961 ; ma vie ressemble à une anthologie de l’ironie, un traité exhaustif de l’ironie, un monument érigé en son honneur. Peu après ma petite cérémonie d’adieu au monde du travail, sort sur les écrans un film américain qui va, à sa manière, rendre le Meurtre de la rue des Cascades universel. Librement inspiré du film français sorti vingt ans plus tôt, celui-là est une machine de guerre hollywoodienne, avec stars et budget pharaonique (quand je repense à ce défunt salaud qui portait une ceinture en carton bouilli retenant un pantalon en guenilles, quand je revois sa chambre de bonne miteuse, et moi, gémissant après mes 57 francs… ironie toujours). L’intrigue, complexe, mêle habilement les petites destinées individuelles et les enjeux internationaux, il y est question d’espionnage et de guerre contre les puissances du mal. L’acteur qui joue mon rôle a jadis gagné un oscar pour avoir incarné un boxeur célèbre, mais il a aussi joué un chef de clan mafieux, le président des États-Unis et un dieu grec qui retourne sur Terre. Il sera désormais, aux yeux du monde, le tueur de la rue des Cascades. Et moi, au milieu d’une salle obscure perdue dans une ville nouvelle, je suis ébloui par ce géant qui m’apporte sans le savoir un apogée. Que je suis petit, enfoncé dans mon siège, insignifiant, dérisoire. Je comprends alors, dans ce siècle finissant, que seul le cinéma sait désormais inscrire les légendes dans nos mémoires. Un saint homme est condamné à disparaître si sa gloire reste contenue dans quelque grimoire. Mais un scélérat va entrer dans l’Histoire pour peu que la lanterne magique ait pris la peine de l’éclairer. Nos enfants se souviendront de Jeanne d’Arc parce qu’une célèbre actrice lui a prêté ses traits et qu’une de ses batailles a été tournée en scope. Comme ils se souviendront désormais du tueur de la rue des Cascades. J’entre officiellement au Panthéon des criminels, aux côtés des Lacenaire, Jack l’Éventreur, Landru et Al Capone.
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Hier nous avons porté en terre celle qui chaque matin s’est blottie contre moi en remerciant le Ciel que j’existe. Il est temps que le monde apprenne, lui aussi, que j’existe.
Pourtant, en prenant le chemin du commissariat, mille fois imaginé, en répétant une confession mille fois réécrite, le doute m’envahit.
Ai-je le droit de donner à ce tueur mythique mon visage ridé de grabataire ? Qui a envie d’entendre la ridicule histoire de deux ivrognes qui dérapent sur des ardoises ? Après tout, rien ne me dit que je serai à la hauteur du Meurtre de la rue des Cascades . Il est tout ce que je ne suis pas, romanesque, prestigieux, immortel. Que peut l’homme de la rue face à la légende, sinon lui ôter une part de rêve ? Pour qui est-ce que je me prends, bon Dieu ! Le chef-d’œuvre dépassera à jamais son créateur. Le monde entier connaît le rayonnement de la statue de la Liberté, mais qui se souvient du nom de Bartholdi ?
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