Tout à coup je me demande si ce besoin de me rendre n’est pas une façon détournée de me venger de lui ? Lui qui m’a tant fait souffrir. Lui à qui j’ai dédié toute mon existence.
J’aperçois l’antenne de police, à l’angle. Il est encore temps de rebrousser chemin.
Si je passe la porte du commissariat, le reste de ma vie lui sera encore dédié. Je deviendrai un objet de curiosité planétaire. Traqué non plus par la justice mais par ces spécialistes, docteurs en tout, analystes, exégètes, éditorialistes que j’ai tant honnis. On ne me laissera plus en paix jusqu’à mon dernier souffle. Je vais devoir quitter mon quartier, mes habitudes de petit vieux. En ai-je encore la force ?
Mon regard s’arrête sur chacun des passants que je croise. Des anonymes. Mes semblables. Quitter ce monde-là sera sans doute une funeste erreur. Pourquoi ne pas rentrer sagement à la maison pour affronter mon veuvage, prétendre lui survivre ?
Tout à coup l’homme de la rue se sent bien seul devant pareille décision.
Lentement, je me remets en marche, mais au lieu de faire demi-tour, mes pas prennent le chemin de la consécration. Tant d’années plus tard, plus personne ne verra en moi le coupable. Je vais être fêté, reconnu, admiré ! Mon fils va me regarder autrement. Incarner un assassin de légende, ça a quand même plus de gueule que de construire un barrage ou de rouler en cabriolet.
Je fais un signe de tête au planton, entre dans le commissariat, théâtre des petites tragédies ordinaires, embrouilles de quartier, mains courantes. Goûtez à ces dernières secondes de calme avant la tempête, messieurs les agents, car dans moins d’une heure vous allez être assiégés par toutes les télés du pays.
Parmi les trois types en bleu, je choisis le plus modeste, le plus discret, le moins gâté physiquement, celui qui a une gueule de brave gars qui s’ignore. Un gars qui, débarrassé de sa casquette et de sa matraque, est un homme de la rue comme un autre. J’ai envie de lui faire un cadeau, de le distinguer. Désormais, il sera l’homme qui a arrêté le tueur de la rue des Cascades.
Un gradé, au Quai des Orfèvres, prendra vite sa relève. Le préfet en personne donnera une conférence de presse. L’ADN va établir de façon certaine que, ce soir-là, j’étais sur ce toit. Mais je ne résisterai pas à l’envie de sacrifier à la tradition en répondant aux deux questions auxquelles personne n’a su répondre. Que contenait la bouteille ? De l’alcool de mirabelle. Que lisait-on sur l’étiquette ? Elle était minuscule, on y distinguait à peine le chiffre 59, l’année de distillation.
Je ne suis plus très sûr d’avoir vécu cette petite vie de vendeur d’outillage qui cultivait son carré de jardin auprès de sa douce épouse. Je crois au contraire que, toutes ces années, j’ai été ce tueur mystérieux que la police recherche, que la foule rêve de lyncher. Chaque matin je me suis levé, persuadé de vivre mes dernières heures de liberté, et chaque soir je me suis couché en pensant très fort : Encore une journée de gagnée . Chaque fois qu’un type m’a écrasé le pied dans le métro, j’ai été sur le point de lui dire qu’il s’attirait les foudres d’un tueur mystérieux qui a épouvanté le pays.
Ma cavale aura duré un demi-siècle.
— Bonjour monsieur l’agent. Je viens signaler un meurtre.
L’argent, l’argent, l’argent.
L’homme dont il est question ici en gagnait bien plus qu’il n’en dépensait. Concevoir, élaborer, fabriquer lui procurait toutes sortes de satisfactions. Consommer, aucune. Issu d’un milieu modeste, il trouvait parfois indécent de se voir payer de telles sommes pour le si doux effort que lui dictait son talent. Souvent il s’interrogeait sur l’aptitude de ses contemporains à convertir en plaisir le fruit de leur travail, toujours en avance d’un désir, doués d’une imagination sans limite dès qu’il s’agissait de posséder ou de jouir. Et peu importait si ce désir s’estompait à peine l’objet acquis, il en surgissait un autre qui déjà justifiait tant de sacrifices à venir. Mais cet homme-là obéissait à une tout autre logique : quand, après des mois de labeur, épuisé mais satisfait du devoir accompli, il décidait de s’accorder une faveur, il se projetait au bord d’une eau turquoise, affalé dans un transat, et s’y ennuyait dans l’instant. Puis il se voyait inviter quelques amis autour d’une table étoilée, qu’il décommandait aussi vite. Enfin, il se mettait en quête d’un bien matériel, un petit bonheur palpable, une folie, une voiture de sport, une statuette. Mais, n’ayant ni le permis de conduire, ni le moindre goût pour un art autre que le sien, il se laissait happer par le sommeil sans joie de l’homme qui ne rêve plus à rien. Ces nuits-là il se réveillait agité, hésitait entre un somnifère et un verre de whisky, renonçait aux deux pour se débrouiller seul avec une angoisse si prévisible : son inconscient le rappelait à l’ordre. Te voilà désinvesti, libre comme l’air. Tu penses pouvoir t’accorder un peu de bon temps ? Tu imagines avoir droit à ta part de bien-être ? N’oublie pas que je suis là, je veille. Si tu t’avises d’en prendre à ton aise, je ne te louperai pas. Du tréfonds, du siège même de tous ses tourments, on lui répétait le danger d’avancer à découvert et non plus protégé par la délicate obsession de la belle ouvrage.
Habitué depuis le plus jeune âge à obéir à cette sommation, il se pelotonnait sous les couvertures, tentant de calmer le dragon par la raison, faute d’avoir su l’apprivoiser. Alors s’accomplissait un véritable miracle. Le malheureux se sentait visité par une idée, une trouvaille, une épiphanie, qui pouvait se révéler, pourvu qu’elle résiste à cette nuit de veille, la toute première pierre d’un gigantesque édifice. Et dès le lever du jour, il se remettait au travail.
Riche, il l’était certes, mais combien il avait payé cher cet argent-là.
Il avait confié la gestion de ses biens à un ami rompu aux jeux de la finance. À la fois audacieux, vigilant, et fier de rendre ses proches plus riches encore. Pour ceux qui les connaissaient, leur duo ressemblait à une variation dévoyée, mais ô combien réjouissante, de La cigale et la fourmi . Dans cette version-là, c’était la cigale qui priait la fourmi de disposer de ses biens, et c’était la fourmi qui encourageait la cigale à profiter de l’existence. La cigale ayant gagné gros, se trouva fort dépourvue quand la cinquantaine fut venue. « Tu vas mourir riche faute d’avoir vécu », lui dit la fourmi sa copine. Mais la cigale au cœur sans joie, sans héritier ni ayant droit, remplissait tous ses greniers, et se remettait à chanter .
La confiance de l’artiste en son comptable était telle que s’il lui avait conseillé d’investir dans la caillasse et le chiendent, ou s’il lui avait fait passer des billets de Monopoly pour de l’argent réel, l’artiste y aurait cru sur parole. Et en vingt ans d’amitié, il allait pour la première fois remettre en question un interdit de son comptable, comme s’il avait voulu à tout prix créer une exception pour connaître la joie de confirmer la règle.
Ce matin-là, l’artiste demanda à son chauffeur de le déposer, loin de leurs circuits habituels, dans une banlieue austère et introuvable, perdue entre une forêt et un aéroport. Dans cette ville nouvelle sans âme, ils cherchèrent longtemps une ruelle où, face au seul bistrot à la ronde, se tenait la succursale d’une petite banque de quartier.
— Je vous laisse devant, monsieur ? Je veux dire… seul ?
Читать дальше