— … M. Gustave Courbet et Mme Joanna Hiffernan…
Le peintre et son modèle. À eux deux ils avaient retrouvé l’origine du monde.
— … M. et Mme Scott et Zelda Fitzgerald…
Encore un couple célèbre. Riches, désœuvrés, noceurs impénitents, fragiles, superficiels, tout ce que Christian Grimault redoutait le plus au monde. Mais Scott avait écrit la terrible histoire de Gatsby le Magnifique , où un homme donnait des fêtes grandioses dans le seul but de reconquérir un amour d’antan. Sans doute pour la première fois ce soir, Christian mesurait toute la nécessité de cette histoire-là.
Les cinquante invités présents, l’aboyeur se retira à l’office, laissant l’hôte en bonne compagnie. À bien des égards, ces hommes et ces femmes l’avaient plus ému, instruit, marqué que tous ceux et celles qu’il avait croisés dans la vie réelle.
Frédéric réapparut en civil, sa housse à la main. Tous deux étourdis par la soudaine promiscuité de ces hôtes de marque, par les étranges détours de cette soirée, par les verres de vodka, chacun avait hâte de se retrouver seul.
— Christian, s’il vous prend l’envie de fêter en grande pompe vos soixante ans, je vous en supplie : choisissez un autre aboyeur.
— Je ne risque plus d’ouvrir les portes de cet hôtel à ceux qui ne le méritent pas. Mais cet épisode m’aura donné une précieuse leçon. Je sais désormais qu’il y a quelque chose de bien plus précieux qu’une amitié qui dure. C’est une amitié ratée.
Celle d’un soir, fortuite, improbable. Sans histoire, sans passé. Celle qui n’a pas le temps de s’interroger sur son bienfondé, celle qui n’a aucun compte à rendre. Volatile, déjà dissoute. Frédéric semblait d’accord.
Il s’éloigna dans la pénombre, s’arrêta un moment dans l’entrebâillement de la porte de service sans se décider à disparaître. Christian s’en inquiéta presque, le voyant revenir jusqu’à lui à la hâte.
— … Une dame dans sa voiture… La portière entrouverte… Elle m’a demandé si la réception était terminée.
— … ?
— Je la fais entrer ?
Grimault semblait contrarié par une apparition in extremis qui gâchait la condamnation unanime de ses proches — sa plus grande réussite sur le plan humain. Pour les cinquante ans à venir, il lui aurait suffi d’obéir à sa méfiance naturelle envers ses contemporains, mais voilà qu’une âme tardive surgissait pour racheter la sienne !
Comme s’il avait deviné sa déception, l’aboyeur se permit d’ajouter :
— Je ne connais pas cette personne mais je suis certain qu’elle ne figurait pas sur votre liste. Rassurez-vous, rien ne viendra contredire la légende du roi fui par ses courtisans mêmes. J’en témoignerai un jour.
— Faites-la entrer. Après tout, vous étiez là pour ça.
La visiteuse traversa la cour d’honneur, foula le tapis rouge, puis s’arrêta au milieu des marches avant d’entrer dans le halo des lumières du péristyle.
Un sourire intact qui s’était moqué des années. Des traits épargnés. Un regard de défi au temps qui passe. Une éternelle esquisse qui ne vieillirait plus.
— … Anna ?
— Bon anniversaire, Christian.
En la prenant dans ses bras, il se sentit revivre une infinité d’instants, tous à la fois. Une nuit tendre, pleine de serments, dans une bicoque prêtée par des amis complices de leurs premiers émois. Leurs corps emmitouflés sous la même couverture durant leur premier vol de nuit. Une promenade dans le jour naissant sur la 42 eRue, à New York. Des étreintes indécentes dans un bar d’hôtel chic. Des draps froissés et chauds qu’on ne veut plus quitter.
— J’ai suivi ta carrière de loin. J’avais prévu ce magnifique parcours qui t’a conduit jusque dans ce magnifique endroit.
Christian jeta un œil à la dérobée vers l’entrée de service. L’aboyeur avait disparu pour de bon.
— Pourquoi si tard ?
— J’attendais que tes invités soient partis.
— Je voulais dire, pourquoi aujourd’hui ?
— J’étais curieuse de vérifier si ma prophétie s’était révélée.
— …
— Tu ne me fais pas visiter ?