— Mes invités m’ont fait sans le savoir un sacré cadeau en ne venant pas. Par défaut, ils m’ont apporté la preuve formelle que j’étais un beau salaud. Si un seul d’entre eux s’était montré, j’aurais eu un doute, mais leur belle unanimité est une déclaration solennelle.
Si Frédéric Perez gardait foi en l’espèce humaine, l’aboyeur en lui bénéficiait d’un poste d’observation unique sur les insoupçonnables travers de ses contemporains. Après avoir annoncé les invités, que faire sinon épier leurs faits et gestes, deviner leurs enjeux, interpréter leurs déplacements, anticiper leurs embuscades, décrypter leurs stratégies, repérer les fausses embrassades, les retrouvailles contraintes ? Les mondains en quête de demi-mondaines, les affairistes toujours affairés, les poseurs qui moquent les endimanchés, les courtisans qui rêvent d’être courtisés, les artistes rayonnants mais vite éméchés, les riches ambitieux méprisant les ambitieux pauvres, les arrogants subitement obséquieux, les déplacés qui essaient de paraître. Quels que fussent l’occasion, l’heure et l’endroit, on retrouvait trois éternels prototypes : ceux qui ne font que passer mais qui restent, ceux qui attendent le bon moment pour serrer la bonne main, et ceux qui daignent s’entretenir avec une vague connaissance tout en guettant une compagnie plus en vue. À l’heure des cocktails se jouaient des intrigues souterraines, dérisoires, mais où toujours se révélait la nature profonde de chacun. Il en avait tant vu, tant vécu, lui, Frédéric Perez, scrutateur involontaire des mœurs des privilégiés. Un soir, un célèbre présentateur de télévision, trop infatué pour décliner son identité, lui avait lancé : Mais… vous ne regardez jamais la télé ? ! Lors d’une cérémonie d’ouverture, il avait accueilli avec emphase un vieil écrivain dont les romans avaient enchanté son adolescence : l’illustre auteur avait saisi à pleine main la médaille qui pendait à son gilet pour la comparer, subtile métaphore, à la récompense d’un concours canin. Frédéric Perez n’oublierait jamais ce fervent responsable syndical qui toute la soirée durant avait hélé le petit personnel à coups de hep hep ! Comme il se souviendrait longtemps de ce patron de clinique qui avait fait semblant de ne pas entendre qu’on réclamait un médecin pour une dame prise de malaise. Ni le rang social ni l’éducation ne laissaient supposer la manière dont un individu allait se comporter en représentation, une coupe de champagne à la main. Qui sait comment réagiraient un Stéphane, un Éric ou un Christophe s’il avait un jour à aboyer leurs noms ?
— Même ma directrice des ressources humaines n’est pas venue, c’est dire ! J’avais invité très peu de collaborateurs, excepté Joëlle, ma chasseuse de têtes. Elle embauche, débauche quand il le faut, se coltine les syndicats. Cette fille a un sens aigu des rapports humains, c’est la loyauté en personne. Et pourtant, ce soir je me demande quel signal elle a voulu m’envoyer en ne venant pas.
L’aboyeur ressentit le besoin de faire un geste vers son hôte qui peinait à masquer sa déception derrière un apparent détachement.
— Monsieur, je vais trahir la déontologie des aboyeurs. Cette Joëlle dont j’ai vu le nom sur la liste, c’est Mme Cochet-Groult ?
— C’est bien elle.
— J’ai pu constater par moi-même son talent de chasseuse de têtes. Lors d’une remise de Légion d’honneur, je l’ai vue planter là son cavalier pour se rapprocher d’un type seul, bien mis, P-DG d’une maison de disques. Un sens des rapports humains , dites-vous ? Il faut au moins ça pour emballer un inconnu sous les yeux du pauvre bougre qui la traitait comme une princesse. Elle débauche quand il le faut ? Elle et le disquaire sont partis bras dessus bras dessous avant même la remise de décoration. Alors, si la loyauté en personne n’est pas venue ce soir, n’ayez pas trop de regret.
— … ?
— Quand à M. et Mme Bronkaerts que vous évoquiez en début de soirée, ces associés qui venaient vérifier l’état de vos finances, je les ai annoncés, il y a à peine deux mois, durant la soirée très privée donnée par un certain M. Jugerman, à Genève.
— … Ernst Jugerman ? Mais c’est mon principal concurrent ! Mon rival de toujours !
— Ils se sont tombés dans les bras comme de vieux copains. Et manifestement, M. Bronkaerts semblait rassuré sur l’état des finances de M. Jungerman.
— … Je vais avoir besoin d’une autre vodka, monsieur l’huissier de cérémonie !
— Moi aussi. Je viens de commettre un crime, je ne vaux pas mieux qu’un homme d’Église qui aurait trahi le secret de la confession. Il faut que j’oublie ! Vodka !
Dans la salle carrée, on repliait les tréteaux, on vidait les vases, on secouait les nappes. Au bar, Christian eut à peine le temps de saisir une bouteille de vodka qu’un serveur rangeait dans une caisse.
— Monsieur Perez, je devrais vous embaucher à l’année. Jadis des goûteurs testaient les plats avant leur maître afin de le préserver des tentatives d’empoisonnement. De la même manière, je pourrais vous présenter des individus avant de me décider à les inclure dans mon entourage. Vous me mettriez en garde contre les empoisonneurs.
— Ce métier-là existait aussi dans l’Antiquité, on appelait ça un nomenclateur. Un esclave romain était chargé par son maître de lui nommer les notables qu’il était bon de saluer, ou d’éviter, afin de servir sa carrière. Monsieur Grimault, je retiens votre proposition. Quand j’en aurai assez de ces déplacements à travers la France, quand je me serai lassé de retenir tous ces noms, tous ces visages, quand j’en aurai marre de dire : « profession aboyeur », ce jour-là j’entrerai peut-être à votre service. Je vous préserverai de vos amis, je démasquerai vos ennemis, que vous soyez l’hôte qui reçoit, ou l’hôte reçu.
Un serveur balayait autour d’eux, un autre enlevait la table où la bouteille de vodka était posée. Le verre à la main, ni l’un ni l’autre ne s’en aperçut.
— Je n’ai jamais compris pourquoi, reprit Christian, la langue française qu’on dit si précise ne possède qu’un seul mot pour désigner à la fois l’inviteur et l’invité. Il y a sûrement une explication sémantique, venue du fond des âges pour nous donner une bonne leçon de philologie, mais je ne la connais pas.
— Moi non plus. Mais que l’on soit l’inviteur ou l’invité, on en revient toujours à ce que disait Jean-Paul Sartre : l’enfer c’est les hôtes.
Christian Grimault sourit avec la bienveillance de l’adulte pour les mots d’enfant. Ce qu’il venait d’entendre n’en restait pas moins une bourde. Fallait-il éviter de vexer son aboyeur, dont on imaginait aisément le niveau de culture générale, et le laisser dans l’erreur ? Certes il avait une mémoire d’ordinateur quand il s’agissait de stocker des noms propres, mais que lui restait-il de ses années de lycée ? Y était-il seulement allé ? Au risque de paraître condescendant, Christian préférait l’instruire, comme il reprenait ses partenaires japonais ou américains sur leurs fautes de français pour leur éviter de se rendre ridicules en public.
— Vous faites sans doute une légère confusion. Dans sa pièce Huis clos , Jean-Paul Sartre fait dire à un de ses personnages : L’enfer, c’est les autres .
— Je sais, je l’ai lue. Mais c’est tout le temps comme ça quand j’essaie de faire de l’humour.
Christian Grimault éclata de rire et remplit à nouveau les verres en guise d’excuses.
— Si mes invités étaient venus ce soir, je n’aurais jamais fait votre connaissance. C’est à se demander si vous et moi avions une chance de nous rencontrer autrement qu’en aboyeur et en hôte délaissé.
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