Un flot impossible à endiguer. Une catharsis. Christian Grimault refusait l’inacceptable. Et devant témoin.
— Je retourne cette liste dans tous les sens et n’y trouve que des personnages indispensables. Ceux qui ont résisté au temps. Ce Bertrand Lelièvre et sa femme Marina ne peuvent pas ne pas venir, ils me doivent tout ! Il y a quinze ans, Bertrand a cherché à me rencontrer parce qu’il m’« admirait » disait-il. Il a voulu à tout prix entrer à mon service et il y est parvenu. Il venait travailler à la boîte comme on va à l’université : pour les autres c’était un job, pour lui une formation. Lors d’un briefing avec des partenaires italiens, il tombe en pâmoison devant une jeune stagiaire de Milan. Il en perd le boire et le manger, il me confie son trouble. Ému par tant de passion, je me débrouille pour proposer à Marina un poste à Paris, qu’elle accepte sur-le-champ, et je l’installe dans un box situé en face du bureau de Bertrand… Ils ont eu deux enfants, dont l’aîné s’appelle Christian. Quand plus rien de mon management ne leur a été étranger, ils ont voulu fonder leur propre société, et loin de me sentir trahi je leur ai souhaité bonne chance. Au passage ils emportaient un bon carnet d’adresses et quelques-uns de mes clients. Ils ont connu un certain succès mais ils ont vu grand, sans doute trop vite. Ils ont placé leur société en bourse mais en moins de deux ans l’action a perdu la moitié de sa valeur. Dépôt de bilan six mois plus tard. Et vous savez ce que j’ai fait, au lieu de me réjouir de la ruine d’un concurrent ? Je les ai repris à mon service. Ces deux-là me doivent à la fois leur bonheur et leur salaire, et ils pourraient ne pas venir à mon anniversaire ? Certes des esprits malveillants pourraient penser que je les invite pour leur montrer ma suprématie, mon invulnérabilité, leur dire que, s’ils s’y étaient pris autrement, ils seraient peut-être aujourd’hui les heureux propriétaires de l’hôtel de Beynel. Ce serait me prêter beaucoup de sournoiserie !
Maxime osa réapparaître pour annoncer que le cuisinier avait rafraîchi les entrées et qu’il attendait un signal avant de lancer les homards . De guerre lasse, Grimault l’autorisa à procéder comme il l’entendait pourvu qu’il s’éloigne.
— Quant à cette Jeanne Vandelle, mariée à Mathieu Vandelle, elle viendra. Et vous savez pourquoi ? Parce que c’est mon ex-femme. Nous nous sommes mariés à l’âge où l’on s’imagine que l’alter ego existe. Neuf ans durant, elle a été une Mme Jeanne Grimault parfaite, racée, brillante, consciente de son rôle chaque fois qu’elle apparaissait à mon bras. Je ne l’ai jamais trompée et, je crois, elle non plus. Quand nous nous sommes sentis tous deux en bout de course, nous nous sommes séparés d’un commun accord sans le plus petit sentiment d’échec. J’étais présent à son remariage avec Mathieu Vandelle, le patron de presse. Jeanne a eu les deux enfants que nous n’avions pas réussi à avoir ensemble. Ce soir, elle viendra, et vous savez pourquoi ? Parce qu’ici, dans un petit cabinet privé, est entreposée une statue d’elle en pied, telle qu’elle était à trente ans. Je l’avais commandée à un sculpteur américain aujourd’hui disparu. J’avais choisi une pose très chaste, on la voit debout, les bras croisés sur sa poitrine, retenant une bretelle de sa robe qui tombe sur son épaule. C’est une œuvre splendide dont Jeanne et moi étions très fiers. Aujourd’hui, quand je veux me replonger dans ces années-là, il me suffit de me retirer dans ce petit cabinet et de passer un moment en compagnie de cette sculpture, bien plus évocatrice que n’importe quel album photo, n’importe quel film. Il se trouve que Jeanne veut désormais la récupérer au nom du « droit moral ». Elle me soutient que cette pièce lui appartient autant qu’à moi puisqu’elle représente son corps. Quand je lui rétorque que j’ai commandité l’œuvre, elle ne veut rien entendre. Ajouté au fait que l’artiste est devenu très célèbre depuis, et que le musée de Boston, dont il était originaire, veut l’exposer dans sa collection permanente. Ils m’ont fait une très belle offre de rachat. Cette idée rend Jeanne malade et son mari plus encore. Lui aussi m’a fait une très belle offre. Il trouve légitime de posséder l’effigie de sa femme au lieu de l’exposer à des milliers d’inconnus. Au jour d’aujourd’hui, j’hésite. Dois-je la garder comme le dernier vestige de notre amour ? Dois-je la céder au musée pour faire de Jeanne une véritable œuvre d’art et ravir des générations de visiteurs à venir ? Où dois-je la rendre à son modèle, en la vendant à Mathieu Vandelle, qui la mettra sous clé ? Ce soir, ils viendront tous deux pour constater que je tiens la sculpture à l’abri des regards, et pour me faire une nouvelle offre. Voilà pourquoi Jeanne sera présente. Et non en souvenir des années passées.
La cour d’honneur était maintenant éclairée par des photophores qui bordaient le tapis rouge. Gagné par le découragement, Christian Grimault se retint de déchirer sa liste et mettre tout le monde dehors.
— M. et Mme Dos Santos viendront. Pour eux c’est une question de survie. Je leur ai lancé cette invitation comme on lance une bouée de sauvetage. Les Dos Santos ne sont plus rien mais ils ont été. Des mécènes. Des seigneurs. Un couple mythique. Ils ont reçu à leur table les plus grands artistes, les plus grands intellectuels de la fin du XX esiècle. Ils ont vécu leur âge d’or dans leurs nombreuses résidences de par le monde. Jadis, ils ont même connu les anciens propriétaires de l’hôtel de Beynel et les fêtes qu’ils y ont données. Aujourd’hui, ils ont brûlé tous leurs vaisseaux, épuisé toutes leurs ressources. À soixante-quinze ans, Marie-Paule Dos Santos a empoigné pour la première fois une poêle à frire. Germain Dos Santos revend sur eBay sa bibliothèque, dont la plupart des ouvrages sont dédicacés : Picasso, Michel Foucault, Susan Sontag. Aujourd’hui, plus personne ne les connaît ni ne les reconnaît. Les Dos Santos ? Ils sont encore vivants ? Pour moi, ils le sont toujours. Je les ai justement invités pour qu’ils retrouvent, l’espace d’un soir, la place qui était la leur. Ils viendront. Vous savez pourquoi ? Par nostalgie pour le faste d’antan ? Non, ils viendront pour se consoler à l’idée que ce monde perdu, ce monde de prestige et d’érudition, ce monde qu’ils ont contribué à faire vivre, ce monde-là est maintenant entre les mains des marchands, des incultes et des Christian Grimault. Voir un type comme moi vivre dans l’hôtel de Beynel, c’est comme une chevalière en toc dans un écrin de soie. Ils viendront pour se persuader de n’avoir rien à regretter. La bonne société se retrouve autour d’un Christian Grimault ? Après les seigneurs, voici venu le temps des arrivistes. Ce triste constat rendra leurs vieux jours moins amers.
Sentant poindre la délivrance, l’aboyeur quitta sa chaise un instant trop tôt.
— Et celui-ci ? S’il y en avait un seul à sauver ce serait lui, Étienne Wilmot, mon Étienne… L’ami que l’on voit peu mais qui reste si proche. Il fait mentir le proverbe qui dit que loin des yeux loin du cœur . Si je devais appeler quelqu’un à l’aide à deux heures du matin, ce serait lui. Comment pourrait-il rater ce soir un rendez-vous si important à mes yeux ?
— Et pourtant, il ne viendra pas, dit l’aboyeur, qui intervenait pour la toute première fois.
— … Comment pouvez-vous affirmer une chose pareille, monsieur l’huissier de cérémonie ?
— Parce qu’il est mort.
— … ?
— J’ai été embauché à l’occasion d’un vernissage privé, à Saint-Paul-de-Vence. M. Étienne Wilmot figurait sur la liste des invités mais un de ses proches a appelé pour annoncer qu’il venait de succomber à un cancer du pancréas. Je suis désolé de vous l’apprendre dans ces circonstances, monsieur.
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