— … Cela date de quand ?
— L’année dernière, début février.
Tout à coup, la sonate de Mozart prit des accents hideux. Christian demanda aux interprètes de cesser immédiatement. Un de ses amis était mort et on lui annonçait la nouvelle un an plus tard.
Il était temps de revoir quelques certitudes à la baisse.
* * *
À 23 h 15, dans la salle du péristyle toujours vide, l’aboyeur attendait qu’on lui donne congé. Il se souviendrait longtemps de cette étrange soirée où il n’avait annoncé personne mais où il avait assisté à un exploit : un homme seul en avait fait fuir cinquante. Malgré les moyens mis en œuvre — mets rares, grands crus classés, lumières savantes, Mozart, perruques, etc. — tous ses amis avaient répondu absents à l’appel. Seul un individu hors du commun était capable de provoquer une des plus grandes débâcles de l’histoire de la fête. Dieu sait si dans sa carrière il avait assisté à des ratages en demi-teinte, des événements boudés, des cocktails ennuyeux, mais jamais, absolument jamais cette totale désertion qui semblait être le fruit d’un complot. Mais comment imaginer cinquante personnes se passer le mot, s’envoyer des messages, coordonner leurs efforts pour créer cette solidarité diabolique ? Et comment imaginer l’inverse ? Cinquante défections individuelles, non concertées ? Dans les deux cas, Christian Grimault avait suscité toute une palette de ressentiments allant de l’indifférence à la haine ; il pouvait se vanter de détenir la collection complète. Contre toute attente, cette détestation généralisée inspirait la sympathie de l’aboyeur.
Les musiciens se reposaient, les instruments dans leur étui, la perruque à la main, assis sur le banc de pierre en bordure de la cour d’honneur. À Mozart succédait le bruissement du vent dans les branches du cèdre avec, au loin, les derniers échos de la ville. Christian Grimault réapparut en bras de chemise, manches relevées, une bouteille de vodka dans une main et deux verres à shot dans l’autre. Les musiciens se reperruquèrent tout à coup, reprirent le concerto n o 8. Grimault s’assit en haut des marches, face à la cour d’honneur.
— Venez vous asseoir à mes côtés, monsieur l’huissier de cérémonie.
Et comme celui-ci hésitait, il ajouta :
— Je sais, il est tard. Je vous propose un dédommagement, disons 500 euros et un taxi de retour.
Malgré ses nombreux défauts, Christian Grimault savait inspirer l’empathie de ceux qu’il employait. Il versa la vodka dans les petits verres givrés.
— Je ne devrais pas, monsieur.
— Ne me laissez pas boire seul, allez. Qu’avez-vous à craindre ? Écorcher un nom de famille ? Ils ne viendront plus, considérez que vous n’êtes plus en service. À moins que vous ne préfériez un autre poison ? Allez voir du côté du bar, il y a quantité d’eaux-de-vie, dont certaines mises en bouteille sous Napoléon III.
— La vodka ira bien.
— Et débarrassez-vous de votre chaîne et de votre baguette d’huissier. J’ai l’impression d’être en cellule de dégrisement.
L’homme ôta sa veste en queue-de-pie, sa chaîne, sa médaille, puis les disposa avec soin sur le dossier d’un fauteuil. Un inconnu qui serait apparu à ce moment-là n’aurait su dire qui était l’hôte, qui était l’aboyeur.
Ils trinquèrent, silencieux, puis contemplèrent un instant la nuit étoilée. Mozart avait retrouvé sa joyeuse solennité.
— Savez-vous pourquoi j’ai voulu fêter mes cinquante ans ?
— Parce que c’est un âge symbolique dans la vie d’un homme ?
— J’avais une raison bien plus profonde, bien plus personnelle. Une raison que j’ai voulu ignorer tant d’années durant mais, maintenant que j’ai fait le compte de mes amis, je suis bien forcé de me rendre à l’évidence : cette raison-là passait avant toutes les autres.
Bien moins acrimonieux, il venait d’admettre que son seul ennemi véritable était déjà dans la place.
— J’avais vingt-quatre ans. Grimault Technologies commençait à s’implanter en Europe et de grands pontes de Silicon Valley cherchaient à me rencontrer. La boîte comptait alors une trentaine d’employés dont une petite secrétaire au service facturation et recouvrement : Anna, vingt-deux ans, aucune formation particulière, aucune ambition professionnelle, le genre de salarié qui considère que sa vie s’exprime partout ailleurs que dans l’entreprise. Sa vie, c’était peindre, admirer la peinture des autres, courir le demi-fond, découvrir l’Afrique noire, se gaver de films italiens, qu’ils fussent sublimes ou complètement ineptes. Afin que cette vie-là soit possible, elle consentait à donner quarante heures de présence par semaine à Grimault Technologies, avec ponctualité et sérieux. En posant les yeux sur elle s’est imposée à moi une expression aujourd’hui vide de sens : Anna serait la femme de ma vie . L’unique, la dernière.
Pour l’aboyeur, l’expression n’était pas vide de sens.
— Aujourd’hui, j’ai une vision bien plus pragmatique des rapports de couple ! Je passe un contrat avec une femme, qui n’est ni celui du maire ni celui du prêtre, mais un contrat tacite qui comprend beaucoup d’alinéas, dont certains sont écrits en tout petits caractères. Selon moi, les couples qui durent sont ceux qui ont lu ce contrat avec précision, y compris les petits caractères, qui le signent et qui s’y tiennent. Mais à l’époque j’avais encore tout à apprendre de la jurisprudence amoureuse. D’autant que notre histoire partait mal : j’étais le patron. J’avais beau être un jeune homme désinvolte en amour comme en affaires, je n’allais pas commettre l’erreur de coucher avec une secrétaire. Je me suis donc contenté de la voir passer dans le couloir, je l’ai ignorée dans l’ascenseur, j’ai rougi chaque fois qu’elle se penchait vers moi avec un parapheur. J’espérais m’affranchir avec le temps du besoin de la conquérir. Jusqu’au jour où, dans ce parapheur, j’ai trouvé sa lettre de démission. Avec, en nota bene : Signez et vous pourrez m’inviter à dîner .
— Ça ne manquait pas de panache.
— Nous avions désormais tout le temps de nous découvrir, et nous nous y sommes employés avec rage. Je l’ai présentée à ma famille, je l’emmenais partout, je tenais à ce qu’elle soit présente durant mes négociations importantes : je n’avais confiance qu’en elle. Anna aurait pu dresser le portrait de mes ambitions, de ma cruauté en affaires, de ma sévérité envers mon entourage. Au bout de trois ans, elle m’a fait ses adieux, je m’en souviens mot pour mot : Tu vas devenir très puissant, très craint, tu ne pourras pas faire autrement, c’est inscrit en toi, tu es un prédateur. Ça n’est ni bien ni mal, c’est comme ça. Tu vas tout sacrifier à ton ambition, et les plus proches seront les plus touchés. Qui sait, à cinquante ans tu seras peut-être un type bien. Apaisé, réconcilié. J’envie déjà celle qui partagera ta vie. Mais d’ici là tu vas souffrir et faire souffrir. Je suis une fille simple, sereine. Ta guerre n’est pas la mienne. Je t’ai rencontré trop tôt, Christian Grimault. Et je penserai toujours à toi avec tendresse.
L’aboyeur se demandait combien de fois, en vingt-cinq ans, il avait retourné ces phrases en tous sens sans pouvoir leur en donner un seul.
— À cinquante ans, tu seras peut-être un type bien, qui sait ? À cause de la prophétie d’Anna, j’ai lancé cette invitation. Il était temps de mesurer le chemin parcouru. De me faire une idée de celui que j’étais devenu. Ce soir, j’ai ma réponse.
* * *
Dans la salle carrée on regarnissait les buffets, froids, chauds, viandes, poissons, volailles, tous sans exception. Christian Grimault invita son aboyeur à se servir, comme un pied de nez aux absents : si cinquante personnes avaient boudé ses agapes, une seule en était digne.
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