Le temps passe et je n’ai aucun moyen de savoir où en est l’enquête. Elle serait close que personne ne m’en informerait ! Peut-être que les chefs de meute ont, eux, de nouveaux éléments qu’ils se gardent bien de communiquer. Si c’est le cas, je prie le Ciel qu’on vienne m’arrêter sur la route et non sous les yeux de ma femme.
Je vis dans le vain espoir d’échapper à la sanction des hommes, mais je cherche toujours la culpabilité en moi et jamais ne la trouve. Si le pouvoir m’en était donné, je ne ressusciterais pas le défunt salaud, je le laisserais croupir en enfer. Je lui en veux d’avoir fait de moi un meurtrier par erreur. Pas doué pour ça. J’ai plutôt le profil de la victime que celui de l’assassin. C’était un contre-emploi. Une erreur de distribution. En toute logique, c’est moi qui aurais dû m’écraser sur cette verrière.
* * *
En 1965 sort un roman, Meurtres en cascades . On y apprend dès le chapitre III que le coupable est un tueur schizophrène souffrant de dédoublement de la personnalité ; il commet d’autres crimes et se fait abattre à la dernière page par un flic plus tenace que les autres. Le récit me plonge dans un état paradoxal, tout n’y est qu’élucubrations, pas le moindre détail ne correspond au souvenir de cette nuit-là, mais le choix du romanesque a des vertus inattendues. Je ne m’identifie en rien à ce psychopathe qui s’emploie à faire chuter son prochain, mais sa perception du temps m’est familière, sa logique torturée me parle, si bien qu’à la page 100 je ne sais plus si c’est le personnage qui agit ou si c’est moi qui projette des sensations, et je me retrouve à nouveau sur ce toit que j’ai tant voulu oublier. Je n’en veux pas à cet écrivain à trois sous, il a fait son boulot sans me faire la morale, à l’inverse de cette belle bande d’intellectuels qui s’obstinent à interpréter, juger, arbitrer le Meurtre de la rue des Cascades . Leur grandiloquence nous en apprend bien plus sur eux-mêmes que sur moi ou mon défunt salaud. Leurs sentences en disent long sur leurs échecs. Leur style nous désigne les maîtres qu’ils n’égaleront jamais. Leur indignation trahit leur besoin de se ranger du côté des gens bien qui pensent si juste. Que faisaient ces lettrés, ces érudits, ces spécialistes, ces observateurs, au soir du 17 juillet, avant que l’irréparable ne soit commis ? Bien embêtés qu’ils étaient d’avoir tant de réponses à des questions qu’on ne leur posait pas, encombrés de savantes analyses que personne ne leur réclamait. Tous peuvent me remercier de leur avoir servi le Meurtre de la rue des Cascades , parce qu’on s’emmerdait bien, en cet été 61, à Paris. J’en ai stipendié plus d’un ! Je leur ai donné plusieurs années de légitimité, j’ai fourni du frisson à la France entière, du cancan, de la bonne conscience, rien que du fameux, et pas un petit merci.
* * *
En cette fin d’année 65, un incident sur la route de Montélimar par un après-midi bruineux. En rase campagne, sur le bitume, se reflète une zone humide qui a tout l’aspect d’une flaque d’huile. Sans savoir pourquoi, je m’arrête. Malgré le parfait silence, un malaise flotte dans l’air, rien de perceptible pour les sens. J’arpente le bitume à la recherche d’on ne sait quoi, et j’aperçois enfin, dans le fossé, une moto renversée sur son chauffeur inconscient. Deux heures plus tard, l’homme est sauvé. Il vous doit une fière chandelle , disent les gendarmes. On repère les marques de pneus d’un véhicule qui a certainement percuté le conducteur avant de s’enfuir. On m’apprend que c’est le cas le plus courant d’abstention volontaire de porter assistance à une personne en péril . C’est puni de cinq ans ferme. On me laisse reprendre la route. En héros.
* * *
Mon petit bonhomme va naître quelques mois plus tard. Il a à la fois les traits innocents de sa mère et mon regard soucieux. Désormais c’est moi qui marquerai pour lui la limite infranchissable entre le bien et le mal. C’est vers moi qu’il se retournera à chacun de ses pas, de peur d’en commettre un faux. Dans ma voix, il devra entendre l’honnête homme.
J’ai su berner sa mère, mais lui ?
On dit que les gosses ne se trompent jamais. Si je mens, il le saura d’instinct. Si je lui dis qu’il faut traverser dans les clous, il aura un doute. Si j’affirme qu’il ne faut pas précipiter les gens du haut des toits, il aura le droit de me rire au nez.
Je ne sais si la naissance de cet enfant a bouleversé mon alchimie mentale, mais j’ai vécu, le 23 mai 1966, une journée tout à fait impensable un an plus tôt. Il s’agissait d’un lundi, pas plus exceptionnel qu’un lundi, et pourtant ce matin-là je me suis réveillé un peu plus tard que d’habitude, j’ai sauté dans mon costume, pris mon café au son du rasoir électrique, foncé pour arriver à l’heure à mon rendez-vous au centre commercial de Saint-Gaudens, Haute-Garonne. J’ai offert le déjeuner à divers cadres, fumé un cigare après le pousse-café, et décroché une belle mise en rayon pour mon bric-à-brac en acier inoxydable. J’ai rejoint Perpignan dans la soirée, pris ma chambre à l’hôtel de l’Esplanade, où l’on m’a monté une tranche de terrine et un verre de blanc. Bien fatigué, j’ai posé ma joue sur l’oreiller en fermant délicieusement les yeux.
Pour les rouvrir tout à coup.
J’avais le sentiment que quelque chose manquait à cette journée. L’axe même de tous mes rayonnements. Le détail devenu le tout. La petite chose en moi plus forte que moi.
Le pivot autour duquel tout devrait tourner. La tumeur du malade. La dose du drogué. L’être aimé porté disparu. C’est le magnétisme du nord, l’œil du cyclone, la force de gravité.
Tard dans la nuit, j’ai fini par trouver : pas un seul instant, tout le jour durant, le Meurtre de la rue des Cascades n’était venu me tourmenter.
Pas de réveil sur le toit, pas de phalanges écrasées, pas de boule au ventre à peine assis à table, pas de honte en entendant mon gosse babiller au téléphone, pas de défunt salaud qui pourrit dans un recoin de mon cortex.
Dès le lendemain, l’idée même de fatalité perd de son emprise. Je reste cet animal pris au piège, mais l’animal sait désormais que quelque part se trouve une issue. Cette certitude-là change tout, elle s’inscrit en vous avec la même ténacité que la peur. Elle s’appelle l’espoir. L’espoir de rire à nouveau de bon cœur, de me sentir vivant, de remuer ciel et terre, de me projeter en patriarche de ma tribu, de vieillir le cœur en paix. Un beau matin, qui sait, je me lèverai en pensant à la journée qui s’annonce, j’écouterai la radio, j’irai au travail, et, vers midi, devant ma bavette frites, je me dirai, le premier surpris : Ah oui, tiens, j’ai tué un homme.
* * *
En mars 1970, je manque de m’évanouir dans la salle de bains quand j’entends sur RTL que le tueur de la rue des Cascades s’est constitué prisonnier. Sa photo est publiée dans le Parisien , un petit moustachu replet au regard de brute. En se livrant à la police, neuf ans après les faits, il a déclaré ne plus pouvoir vivre avec ce poids . Au siège de la Fagecom, à Villeneuve-le-Roi, les transistors restent allumés pendant la réunion des représentants. L’homme à la tête de coupable est un marginal au casier curieusement vierge si l’on en juge par ses déclarations hallucinées : cette fameuse nuit de juillet 61, il a tué de sang-froid, sans mobile particulier, commandé par une force qui le dépassait. Le Meurtre de la rue des Cascades a été le premier d’une liste de cinq autres, tout aussi réussis. Le moment venu, il donnera l’emplacement des corps. Il ne regrette rien et ne demande aucune clémence.
Читать дальше