Un demi-siècle s’est écoulé depuis. Elle était là, la véritable prédiction.
* * *
Au printemps 63, je sillonne les routes de France sans l’appui de mon instructeur. L’engouement pour le Meurtre de la rue des Cascades a beau s’être calmé, des phalanges en forme de cafards continuent d’infester mon lit à chacun de mes réveils. C’est ma première sensation consciente et déjà elle gangrène le reste de la journée. L’obsession ne se dissout pas, mais j’apprends à vivre avec. Les images sont toujours aussi abominables mais je les laisse m’envahir sans chercher à les refouler — j’ai perdu ce combat-là depuis longtemps. Le monstre en moi cohabite avec le commercial affable. Je change d’hôtel deux à trois fois par semaine, j’apprends à dormir sur des parkings quand les circonstances l’exigent, à me retaper sur la route. Il m’arrive parfois de penser qu’en cas de cavale je tiendrai plus longtemps qu’un autre.
Cet été-là, je vais connaître le second séisme de ma vie. Mais celui-là, je pensais ne plus le mériter.
La côte charentaise. Une vieille auberge de charme. Il n’y a pas de veilleur de nuit, on décroche sa clé dans la pénombre. Mais le petit déjeuner est servi par une créature lumineuse, entourée d’un halo qui donne à tout ce qu’elle touche des éclats dorés, un soleil. Je me souviens d’avoir pensé, en la voyant scintiller comme une clairière, que le Meurtre de la rue des Cascades m’avait bel et bien pourri de l’intérieur. Un fruit qui pend encore à l’arbre mais déjà bouffé par les vers. Je manque de la rudoyer, de jouer les mal aimables pour la faire fuir. Arrête donc de sourire, je te dis ! Fous le camp ou je me constitue prisonnier ! Comme si elle m’avait entendu, la voilà qui disparaît en cuisine et soudain l’instant se voile : le petit matin clair vire au faux jour, les clients redeviennent de sombres étrangers. La journée s’annonce aussi terne que la veille.
Je suis pris de nostalgie pour un être que je n’ai pas connu, un brave type, aimant et fidèle, prêt à tout pour le bonheur d’une seule femme. À ce gars-là, j’aurais confié le reste de mes jours et il aurait su quoi en faire.
Tant que la justice ne me rattrapera pas, la vie ne sera qu’une longue série de renoncements et chacun d’eux va durcir le monstre en moi. Je dois m’y résoudre et m’y préparer. Dompter la bête avant qu’elle ne m’anéantisse. Chercher l’indifférence en tout. Et avant la tombée de la nuit, me voici flanqué d’un tout nouveau credo : au lieu d’attendre la meute dans la peur, attends-la dans le cynisme .
En servant l’infusion du soir, la naïve me demande : Comment c’est, Paris ? Le monstre invite alors la malheureuse à sa table pour lui montrer le pire de lui-même. Au lieu de raconter la Ville Lumière comme je l’ai jadis possédée, je lui décris une Babylone où les petites ingénues finissent dans les bouges, où les clochards tombent du ciel. Plutôt que d’évoquer le Meurtre de la rue des Cascades , j’attends qu’elle le fasse, qu’elle me décrive toute cette sinistre affaire avec sa provinciale candeur, qu’elle ajoute sa note au chœur des vierges, qu’elle me confirme que l’homme qui a écrasé les doigts d’un pauvre bougre au lieu de le secourir mérite la pire des fins. Je veux l’entendre parler de moi sans qu’elle s’en doute — ô perversité ! — et affirmer que si elle tenait ce triste sire devant elle, elle l’abominerait comme il se doit. Je veux la voir me resservir de sa tisane miracle tout en décrivant le meurtrier que je suis. Peine perdue ! J’ai beau glisser de fines allusions, c’est comme si l’annonce du Meurtre de la rue des Cascades n’était pas parvenue jusqu’en Charente. Ma toute récente désinvolture s’en trouve bien déroutée. Je perds pied, je ne parviens pas à me rendre détestable. Elle me décrit un monde où le Meurtre de la rue des Cascades n’a jamais eu lieu. Un monde où les rues sont habitables pourvu qu’on y trouve des hommes.
Le lendemain, elle propose de me faire visiter le pont suspendu de Tonnay, et comme un idiot j’accepte. Je ne m’étais pas trompé : elle est l’innocence. La légende ne dit-elle pas que c’est la Belle qui vainc la Bête ? Deux jours plus tard, je reprends la route sans l’avoir effleurée, sans même un bisou du bout des lèvres. À chacune de mes étapes, je lui envoie une carte postale pour lui montrer du pays.
Trois mois plus tard, nous nous sommes installés dans un petit appartement du XV earrondissement de Paris. L’homme de la rue serait condamné à lui-même s’il ne rencontrait un jour la femme de sa vie. C’est même la seule personne au monde qui lui donnera l’illusion d’être unique. Pour l’anecdote, je n’ai pas été le premier de nous deux à citer le Meurtre de la rue des Cascades . Étrangement, il aura fallu attendre le jour de l’assassinat à Dallas de John Fitzgerald Kennedy. En apprenant la nouvelle, elle a dit :
— Tout le monde se souvient de ce qu’il faisait la nuit du 17 juillet 1961. Désormais, il en sera de même pour ce 22 novembre 1963.
— … ?
— Mais si, rappelle-toi, le 17 juillet 1961, c’est la nuit du meurtre de la rue des Cascades. Ce soir-là, un client m’a expliqué jusque très tard pourquoi on allait construire un mur qui allait séparer Berlin en deux. Et toi, tu faisais quoi ?
— … Moi ?
Elle m’offrait sans le savoir une occasion unique de regagner une part de ma dignité perdue. Il s’en est fallu de peu que j’accepte. Seule l’horrible perspective d’en faire ma complice, de la condamner au secret, m’a contraint à répondre :
— J’ai pris une cuite dans un bar louche avec un traîne-savates dans mon genre, et je ne me souviens plus de la suite.
Depuis, nous avons eu d’autres marqueurs temporels, de ceux que la mémoire collective garde intacts, capables de ressusciter les heures d’une seule journée au milieu de cent mille. Il y a eu le 21 juillet 1969, nuit de l’alunissage. Puis le 11 septembre 2001. À mon âge, je ne suis pas sûr d’en connaître un autre.
* * *
Les premières années de notre mariage, j’essaie de prétendre à un poste fixe au siège de la Fagecom, mais on m’affirme qu’il serait contre-productif de se passer d’un VRP aussi doué. Paraît en librairie un essai sur le Meurtre de la rue des Cascades , une sorte de contre-enquête où l’on nous promet des révélations. Je l’achète en cachette de ma femme. La violence la dégoûte, et plus encore ceux qui s’en délectent. Dans nos grands moments d’abandon, je me déteste d’avoir à lui cacher ma part d’ombre. Quand elle voit son amant s’endormir dans ses bras, c’est en fait un enfant terrorisé qui s’y réfugie. Mille fois je suis sur le point de lui dire que nous ne sommes pas seuls dans notre maison — il y a un assassin qui veille — et mille fois je repousse au lendemain par manque de courage. Ma malédiction : ne pas pouvoir implorer le pardon de la seule personne qui m’aime assez pour me l’accorder.
J’éprouve néanmoins une certaine fierté à l’idée qu’on parle de moi dans un livre. Ça n’est pas rien, un livre. J’en ai eu peu entre les mains, ils me font l’effet d’objets sacrés, porteurs de connaissance et de vérité. Je lis celui-là en une nuit dans une chambre d’hôtel, je m’y cherche à chaque page sans jamais m’y trouver, je suis une entité transparente, sombre, abstraite, fuyante, et l’on s’y demande si j’existe vraiment. Aucune révélation, aucune thèse, rien que de l’assemblage d’articles, des croisements improbables, et un prudent conditionnel passé qui se prête si bien à la conjecture et au remplissage. Mon respect pour les livres s’effondre aussitôt. Ils deviennent, comme le reste, une marchandise dévoyée, une perte de temps, un moyen comme un autre de ne pas tenir une promesse. Que sont devenus les émerveillements de mes instituteurs de la communale ?
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