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Cinquante ans plus tard, il m’est toujours impossible de dire si ce développement m’a été plus néfaste que profitable. Sans cette révélation sur l’identité du voyou, l’intérêt pour le Meurtre de la rue des Cascades se serait émoussé dès l’automne et sans doute aurait-on classé l’affaire. Mais, du fait de ses activités, le malheureux passait du statut de témoin recherché à celui de suspect n o 1. Le Quai des Orfèvres s’est efforcé en vain de trouver un lien entre le caïd et le mort tombé des nues. Un autre amant de la starlette ? Un maître chanteur ? Un exécuteur d’une bande rivale ? Chaque hypothèse étant étayée par des lettres anonymes, délations diverses, nouvelles rumeurs.
Les amants de l’ombre s’étaient connus adolescents, à Lyon. On a prétendu qu’elle avait arpenté les trottoirs du quartier de la Croix-Rousse et assuré des prestations dans des films Super 8, rien de tout cela n’était vrai. Grâce aux appuis de son voyou, la gosse avait passé des essais dès 1957 dans une revue des Folies Bergère. Lui s’était installé à Grenoble avec femme et enfants, mais il n’oubliait jamais de remonter à Paris retrouver son amour de jeunesse.
À la suite de cette nuit maudite, chacun d’eux a connu une triste fin. Traumatisée par l’irruption de mon défunt salaud dans sa vie, humiliée par la déflagration médiatique qui s’en est suivie, la starlette s’est retirée de toute vie publique dès que les autorités l’ont laissée en paix. Une paix toute relative car, jusqu’au jour de sa mort, d’un cancer du poumon, elle est restée la garce de la rue des Cascades .
Les dernières années du bandit furent tout aussi pénibles. Malgré l’acharnement des enquêteurs, rien ne l’incriminait de façon directe dans le Meurtre de la rue des Cascades . Et cependant personne — sinon moi — n’a cru à la raison qu’il invoquait de sa présence au moment des faits. La plus désarmante, la plus sincère : Je passais la nuit avec ma maîtresse. Perturbés par tant de mauvaise publicité, ses associés se sont détournés de lui et l’ont de surcroît soupçonné d’une alliance avec des petites frappes de la place Gambetta. À la suite d’une rixe dont personne n’a voulu connaître le détail, on l’a retrouvé égorgé dans une ruelle du quartier de son enfance.
Aujourd’hui encore il m’arrive de repenser à ce qu’a enduré ce pauvre gars, harcelé pour le seul crime qu’il n’avait pas commis. Quoi de plus poignant qu’un gibier de potence qui crie son innocence ?
La police, la presse puis l’opinion publique ont cessé de voir en lui la clé de l’énigme. La thèse de l’assassin mystère sans aucun lien avec la pègre est revenue au premier plan. Et le feuilleton est reparti de plus belle.
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En janvier 1962, mon supérieur direct me propose d’assurer les tournées en province en compagnie d’un ancien, chargé de me présenter aux clients. Non, ça n’est pas du porte à porte , dis-je à mon cousin, je suis VRP, ça change tout, c’est un peu comme P-DG, ça vous pose une fonction. Entre deux visites à des quincailliers, des fabricants de meubles, des salons des arts ménagers, je poursuis ma revue de presse, au grand dam de mon instructeur qui s’emmerde en conduisant l’estafette.
Un scribouillard plus inspiré que les autres établit un rapport entre la chute de mon défunt salaud et la rue des « Cascades ». Des mois ! Il leur aura fallu des mois pour faire le rapprochement ! Et pourtant ça tombait sous le sens, c’était trop beau pour être vrai, ça crevait les yeux. Du coup, le gars donne à son article des accents ésotériques, il en rajoute même dans la métaphore délirante, il convoque les forces occultes, Fantômas, tous les vilains de la nuit. Et ça marche ! Il a suffi qu’on ouvre la porte du surnaturel pour que tout le monde s’y engouffre ! On passe du sordide au merveilleux ! Les publications sérieuses qui d’habitude n’ont que mépris pour les chiens écrasés consacrent un dossier complet au Meurtre de la rue des Cascades . On élève le débat, on traque les symptômes d’une époque, on dépiste, on dénote, et de brillants plumitifs se lâchent en donnant leur version. C’est à qui livrera les images les plus fulgurantes, les détails les plus réalistes, les adjectifs les plus sentencieux. Chez l’un, mon défunt salaud est un ange déchu, chez l’autre un poivrot des étoiles. J’ai beau faire des efforts de mémoire, je ne me souviens que d’un clochard qui refusait de mourir, une mauvaise ombre qui s’abîmait dans la nuit.
Dans une revue pour salles d’attente, on a fait appel à une signature de l’Académie, qui nous pond déjà les dictées du futur, et qui voit dans le Meurtre de la rue des Cascades comme un conte de fées à base de tarot divinatoire. Y figurent : les Amants , la Maison Dieu (la verrière), le Bateleur (mon défunt salaud), et surtout l’ Arcane sans nom , à savoir la Mort en personne. J’ai beau chercher, il ne peut s’agir que de moi. Ce squelette avec cette faux, c’est criant de ressemblance, moi qui suis dans l’outillage.
Dans un canard qui aime à montrer les grands de ce monde dans leurs intérieurs cossus, on n’a pas hésité à dépoussiérer une prédiction de Nostradamus que le Meurtre de la rue des Cascades vient légitimer d’un coup. Le quatrain commence par :
Sous la lune estaincte, le tonnerre du grand degré
On nous explique que le décor est planté : la nuit, les hauteurs, la verrière qui explose. Puis surgit le nombre 20 dont on ne sait s’il désigne le siècle ou l’arrondissement de Paris. La folie , c’est l’ivresse, et l’amant mystère est certainement ce spectre qui apparaît dans le troisième vers.
Je me souviens d’une nuit atroce dans un petit hôtel de Romorantin où, terrorisé par la prédiction, j’ai été pris d’une bouffée délirante qu’un médecin de garde a dû calmer par une piqûre de Valium. Bien des années plus tard, on a appris que le quatrain avait été composé de toutes pièces par un pigiste ambitieux. Son nom est oublié, mais son article est resté dans les annales de la supercherie.
Un quotidien du soir établit un lien entre le Meurtre de la rue des Cascades et une défenestration suspecte du côté des Halles. Afin de fourguer des éditions spéciales, la presse tente de créer un début de psychose généralisée en suggérant l’idée d’un tueur en série prêt à récidiver. L’hypothèse ne fait pas long feu : il s’agit d’un repris de justice jamais réinséré qui s’est jeté du haut de son gourbi. Mais durant quelques semaines, ceux qui habituellement rasent les murs préfèrent arpenter les caniveaux afin d’éviter la chute des corps.
Dans cette presse déchaînée qui attise la haine et la peur, on trouve cependant un article auquel je dois rendre hommage aujourd’hui. Au lieu de stupidement s’attacher aux faits, au lieu de se prendre pour un garant de vérité, l’auteur s’aventure sur une piste inédite. Loin de toute tentation apocalyptique, il défend la thèse de la mauvaise rencontre. La simple, la banale, la très courante. Le mauvais endroit, la mauvaise nuit. Les amants d’en dessous n’ont rien à y voir, ils auraient préféré qu’on leur foute la paix. Cette nuit-là, un homme de la rue en a croisé un autre et ça s’est mal terminé. Mais d’habitude ces choses-là se déroulent à ras de terre, c’est ce qui constitue selon lui la spécificité du Meurtre de la rue des Cascades et non la notoriété des occupants de l’atelier. Une vérité trop simple, trop nue, à laquelle personne n’a envie de croire tant elle contredit un savoureux fantasme collectif. En fin d’article, quelques mots me sont directement adressés. Moi, ancien oisif devenu outilleur. Moi, un anonyme perdu dans une nation entière. Qui que vous soyez , me dit-il, où que vous soyez, sachez que le Meurtre de la rue des Cascades ne vous appartient plus. Vous qui tentez de redevenir un homme comme les autres, vous n’êtes pas un coupable qui fait envie, et c’est ce pourquoi personne ne vous retrouvera jamais .
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