Dans ce même Parisien daté du 19 août, je lis : Fagecom S.A. recrute Vendeur Représentant Placier. Formation rémunérée. Entretien ce jour.
Une société qui fabrique de l’outillage pour particuliers, mais ça je l’apprendrai plus tard. Pour le moment, seule sa localisation retient toute mon attention. À Passy ou Pantin, je n’aurais pas lu l’annonce jusqu’au bout, mais Villeneuve-le-Roi se trouve sur ma ligne, à deux stations. Entretien ce jour me fascine, m’hypnotise. C’est le moment ou jamais de faire cesser la gamberge. Ne plus réfléchir mais accomplir des gestes, les enchaîner. L’un appellera le suivant, et l’ensemble portera un nom ronflant, comme destin ou providence. Inutile de trouver de la volonté là où il n’y en a jamais eu. Me contenter de segmenter le temps en mouvements, comme un convalescent qui les réapprend tous. Des gestes, nom de Dieu, précis, soignés, à commencer par le tout premier, le plus crucial, le point de départ de ma seconde vie : faire face au miroir, retrouver figure humaine. Raser cette gueule en friche, me débarrasser de ce masque de mourant, effacer mes cernes, me polir les dents pour un sourire de façade. Je déclame en boucle les quelques vers que j’ai retenus du Cid pour me refaire la voix, retrouver des intonations, je n’ai pas prononcé un mot depuis près d’un mois. Repasser une chemise empruntée au cousin. Avaler un Mogadon. Traverser le chantier de l’immeuble en construction, entrer dans la gare, demander un billet de seconde à 45 centimes. Ne pas y repenser, ne pas trouver ça absurde, ni odieux, ni stupidement voué à l’échec. Avancer.
Le gars m’a souhaité bonne chance dans sa société. Ça a dû m’en donner puisque j’y suis resté trente-quatre ans. Le jour de la retraite, on m’a offert toute la gamme Fagecom, plaquée argent. De quoi bricoler jusqu’à la fin de mes jours. Je ne sais toujours pas planter un clou.
La formation dure deux semaines. À entendre l’instructeur, on va vendre les objets du culte, sceptres, calices et crucifix. Chaque fois qu’il dit Fagecom résonne dans la salle le nom de Dieu. J’imite les autres impétrants, je suis, je fais comme il faut. Un jour à la cantine, un gars parle du Meurtre de la rue des Cascades . Et la tablée, qui chipotait son plat du jour, s’enflamme d’un coup. Tout le monde s’y met, ça éructe, ça se coupe la parole, ça fuse dans tous les sens. Ayant vécu un mois en vase clos, retranché sur mon petit nombril vrillé de douleur, je ne connais aucun des ragots qui circulent, aucune des théories qui s’affrontent, des rumeurs qui sourdent. Paraît que l’amant mystère est un yéyé du Golf Drouot. Paraît que c’est un ministre de l’ex-gouvernement Coty. Paraît que c’est un acteur qui joue dans des films de cape et d’épée. Et chacun de mes collègues a un tuyau de première bourre, un informateur indiscutable, une belle-sœur à la mairie, un voisin échotier, un copain dans le cinéma. Ils décrivent l’affaire comme s’ils avaient été présents cette nuit-là. Mon crime appartient à tout le monde. La conscience collective se met à table, le peuple se goberge, c’est le banquet républicain. Je baisse le nez vers mon assiette, effrayé par cette délicieuse apothéose de sordide : une passion nationale. Le plus stupéfiant reste ce profond désintérêt pour la victime, il n’y en a que pour l’amant fugitif, qui, c’est sûr, n’est pas étranger à ce meurtre, sinon pourquoi tairait-on son nom ? Pour un peu, je leur clouerais le bec : un pauvre type est mort pour rien. Le mauvais hasard des gens ordinaires lui a été fatal, comme il pourrait l’être pour chacun de vous.
On dit souvent que le bourreau a plus de compassion pour sa victime qu’un peuple qui réclame une tête.
Au téléphone j’annonce à ma mère, bien au chaud dans sa lointaine province, que j’ai trouvé un boulot. Elle me prie de faire attention à moi, avec toutes ces choses horribles qui se produisent dans la capitale . Je la rassure : ces choses-là arrivent à certaines personnes dans certains milieux, maman, mais pas à l’homme de la rue.
Qu’on me laisse décrire le sommeil de l’innocent. Ses nuits sont le plus souvent paisibles, il se love et s’abandonne, se répare. Mais parfois d’affreuses images surgissent et l’engloutissent, des poursuivants veulent sa peau, on l’exhibe, on le couvre de honte, on le condamne : la mort est imminente. Mais la voix de la survie vient soudain le tirer d’un si mauvais pas, car quelque chose ne va pas dans cette fin immonde qui le happe, finalement peu crédible tant elle est démesurée : c’est un simple cauchemar. Sauvé par sa propre raison, il ouvre les yeux sur ce bon vieux réel, reprend possession de ses droits inaliénables, le voilà sain et sauf, pour de longues années encore.
Mes nuits sont tout l’inverse.
Après avoir longtemps cherché le sommeil, je glisse dans un monde à la douceur de l’Olympe, où l’on m’explique que tout ce qui m’arrive n’est qu’un malentendu bientôt dissipé, et me voici réconcilié, traversant des décors apaisés. Jusqu’à ce qu’une affreuse intuition me gagne : ce bonheur-là ne serait-il pas un peu excessif ? Comment as-tu pu t’y laisser prendre ? L’horreur me cueille quand j’ouvre l’œil : la hantise d’être traqué, les affres de l’expiation, l’odieux fardeau que je vais devoir subir la journée durant. Tout est vrai.
Mais je ne flanche pas, je me révèle petit soldat du quotidien, je me dédouble même. Il y a en moi l’automate, le bien noté, capable de vanter les mérites du cruciforme V6 de la gamme de luxe, avec manche caoutchouc — à l’époque c’était la matière noble, les pauvres se contentaient du bois. Et il y a l’autre, le misérable, la plaie vivante, l’homme aux entrailles confites dans leur bile. Il m’arrive de plaisanter quand les circonstances le demandent, de passer pour un aimable, de répondre aux conversations que je n’écoute pas. Tout mon esprit conscient erre sur les toits de Paris dans une semi-pénombre, je vole d’une maison à l’autre, les rues sont couvertes de macchabées.
Un matin, durant l’heure de la pause, j’apprends dans le journal que mon défunt salaud était originaire de Lorraine, qu’il vivait d’expédients , sans famille proche, hormis une sœur qu’il ne voyait plus. On ne sait toujours pas ce qu’il foutait sur ce toit. Son trou à rat de la rue de l’Ermitage n’est jamais évoqué, et quelque chose me dit que le lien ne se fera plus. Mais là n’est pas la plus sensationnelle révélation de cette édition datée du 29 septembre. Poussée par ses avocats, la starlette a fini par parler. Tous les pronostiqueurs avaient tort. L’amant mystère n’est ni un politique, ni un artiste, ni un milliardaire : c’est un truand. Le silence de la pauvre fille s’explique enfin, soit par peur des représailles, soit parce que c’est une vraie affranchie qui refusait de trahir son homme. Un chef de bande affilié au milieu lyonnais, un caïd, un vrai. On le cherche pour recouper son témoignage, mais par-dessus tout, pour comprendre sa fuite. Dans la presse, on parle déjà de règlement de comptes entre gangsters. La petite actrice du rez-de-chaussée serait une Hélène de Troie ayant déclenché une guerre qui ne devait pas avoir lieu. On imagine un complot qui mêle la pègre, le cinéma et le secret d’État.
Mais moi je la connais, la raison de sa fuite, à ce dur-à-cuire ! Il avait déjà fort à faire avec ses morts à lui, il n’avait aucun besoin de voir un crétin crever à ses pieds, comme ça, sans raison. À moins que, dans la brusquerie de l’événement, il n’ait pris la chute de ce corps comme une sorte de message de ses ennemis, allez savoir. Comment imaginer qu’il ne soit pas impliqué dans ce meurtre , sous-entend le journaliste. L’affaire prend une envergure qui me dépasse comme tous les Français, c’est de l’or judiciaire, un fait divers d’anthologie, un nouveau chapitre de l’ Histoire du crime .
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