Le chauffeur savait combien son patron redoutait de faire le moindre pas hors de sa présence. Le plus souvent, il le déposait à des adresses où un portier prenait le relais, où un comité d’accueil s’empressait de le guider. Mais pour la première fois depuis longtemps, l’artiste n’était pas attendu. Livré à lui-même, il s’aventurait maintenant en terre inconnue. N’ayant pas mis les pieds depuis plus de vingt-cinq ans dans un établissement comportant un guichet, il s’étonna que l’automate ait à ce point remplacé l’humain. Mal à l’aise, tenté de rebrousser chemin, il se hasarda vers un box, où une jeune femme lui indiqua la marche à suivre pour ouvrir un compte.
— Vous laissez combien, comme somme de dépôt ?
— À vrai dire, je n’en ai aucune idée. Un million d’euros ?
Devant le regard troublé de l’employée, il se sentit pris en faute et ajouta :
— Alors disons… deux ?
Aguerrie, la fille aurait su quoi répondre à un chômeur aux abois, à une lycéenne écervelée, à une divorcée sur le carreau, à un retraité sans retraite, à un apprenti boursicoteur. Mais devant cet inconnu elle resta sans voix, persuadée qu’il s’agissait d’une blague ou, pire, d’une tentative d’escroquerie. Une seule personne dans l’agence était habilitée à recevoir les farfelus et autres gangsters : le directeur.
Mais le directeur avait ce matin-là bien d’autres préoccupations en tête ; soucieux depuis le réveil, il attendait le coup de fil de sa fille après l’affichage des résultats du baccalauréat. Toute la maisonnée avait vécu au rythme des révisions, tous l’avaient aidée, rassurée ou motivée comme ils avaient pu, mais le plus concerné avait été le père, pour qui ce bac n’était pas une clé d’entrée pour où que ce soit, mais juste un niveau 0 , le tout premier pas d’une carrière. Il aurait tant voulu que sa fille passe cette étape, certes symbolique, mais si encourageante pour qui veut poursuivre. Il aurait donné n’importe quoi pour lui faire quitter l’inertie de sa génération, lui donner le goût de l’effort en ce monde où il fallait batailler sans relâche. Tant de fois, il avait essayé de lui faire profiter de son expérience dans la banque, qu’il voyait comme un poste d’observation où l’espèce humaine se révèle vraiment, dans son rapport à l’argent. Il en avait tant vu, qui promettaient mais cessaient de lutter, qui refusaient de comprendre comment tourne la machine, qui préféraient la misère au labeur, qui se laissaient entièrement gouverner par le principe de plaisir sans jamais se soucier du principe de réalité. Il voulait aider sa fille à éviter les pièges dans lesquels ils se précipitaient tous, se pensant à l’abri dans une société où vivre au-dessus de ses moyens était la marque des vainqueurs. En dépit de réelles capacités, la petite était en proie aux sollicitations de son époque, sans cesse à l’affût d’une vie relationnelle, bien plus préoccupée des intrigues de son entourage que de son propre parcours. Combien d’efforts avait-il fournis, lui, le père aimant, pour comprendre le monde des adolescents, si énigmatique. Combien de fois s’était-il remis en question — trop permissif ? pas assez ? — , hanté par l’angoisse de commettre une erreur, de traumatiser la petite sans le savoir. Une seule certitude dans cette abondance de doutes : il l’accompagnerait jusqu’à ce qu’elle se débrouille seule, et s’il le fallait, tout au long de sa vie. Le chemin serait parsemé d’embûches, de détours et d’étapes apparemment inutiles. La toute première, c’était ce bac.
Il dut cependant recevoir, sans rendez-vous, cet inconnu qui en exhibant sa fortune cachait forcément une embrouille. Le directeur le savait mieux que personne : on ne plaçait pas deux millions d’euros dans sa banque. Car sa banque était celle des précaires anonymes, des abonnés à la colonne débit, des petits couples qui en prennent pour vingt ans, des salariés toujours un peu dans le rouge, des rabiots à 2 %, des fins de mois qui commencent le 10. Une banque qui sait dire non avec le sourire mais qui n’aime rien tant que prêter aux riches, une banque où chacun pouvait gérer sa petite crise individuelle à l’abri des grandes. Du reste, aurait-il préféré travailler dans une banque de riches et vivre au rythme des places boursières ? S’endormir au son du Nikkei, se réveiller au cri du CAC 40, parler couramment le Dow Jones ? Cesser de voir ses amis pour fréquenter des partenaires, préférer les croisières entre actionnaires aux vacances en famille, se compromettre en politique ? Il ne le saurait jamais, mais à voir la tête de cet égaré qui entrait maintenant dans son bureau, il se dit que les riches auraient réduit son espérance de vie bien plus vite que les pauvres.
Le banquier jaugea son homme à l’ancienne, comme son père le lui avait appris, en se fiant à deux critères : la poignée de main et les chaussures. Si l’état de la barbe et la vétusté des vêtements ne donnaient de nos jours aucune indication tangible sur l’éducation et le rang social d’un individu, les chaussures, et le soin qu’on leur portait, ne trompaient jamais. En plus de l’élégance, elles révélaient le bon sens, la fiabilité, le respect pour les matériaux nobles, le savoir-faire de l’artisan et, pour peu qu’elles soient cirées et lustrées, elles dénotaient le choix du long terme dans un monde où s’était imposée l’obsolescence. Dans le même registre, la poignée de main était l’indicateur suprême. Très peu d’individus savaient passer ce premier cap, devenu si machinal, si convenu, qu’il en perdait son sens originel. Dans sa carrière de banquier, il avait connu des poignées de main distantes, sans conviction, doublées d’un regard fuyant qui annonçait un échange dans la méfiance mutuelle. Certains mêmes cherchaient à l’éviter et s’ingéniaient à lui trouver un équivalent, une courbette, un papillonnage des doigts, un hochement de tête, une petite dérobade du torse. Rien que des tordus, des déviants ! En de très rares occasions, il avait croisé des hommes au regard limpide et droit, qui lui avaient serré la main avec une fermeté appelant sur-le-champ la concentration, l’attention à l’autre. Il avait appris à ne pas jouer au plus fin avec ceux-là, se gardant bien de les amadouer avec un sabir de financier, de brusquer une confiance qu’ils n’accorderaient qu’après la mise à l’épreuve.
L’homme aux deux millions d’euros portait des baskets élimées d’ancien jeune, et sa poignée de main, sans la moindre consistance, n’inspirait pas plus confiance que son entrée en matière :
— Tapez mon nom sur Internet, on va gagner du temps.
Pris de court, le directeur sourit à l’idée que cette époque où l’on jaugeait son homme à l’ancienne était bien révolue. Désormais il faudrait s’adapter à cette procédure-là, ne fréquenter les interlocuteurs que par écran interposé, comme le faisaient ses propres enfants avec leurs amis sur leurs réseaux sociaux . De fait, en tapant le nom du client sur un moteur de recherche, le banquier vit apparaître cent fois son visage. Malgré la multiplicité des ambiances, des cadrages, des lumières, on reconnaissait systématiquement son air triste, désemparé d’avoir à poser, d’être au centre, seul ou en groupe. Parmi cette étonnante mosaïque de portraits, l’œil du directeur fut attiré par un cliché en particulier, car si le visage de son client ne lui rappelait rien de connu, celui qui souriait à ses côtés lui fit battre le cœur.
— C’est… Bob Dylan, là ? Le vrai ?
— Le vrai.
Bien des années auparavant, le banquier avait été un jeune rebelle qui en serait venu aux mains si on lui avait dit qu’il ferait carrière dans la banque. Il aurait même éclaté de rire si on lui avait prédit qu’il se ferait un sang d’encre le jour du bac de sa fille. À cette époque-là, il écoutait en boucle un disque usé par les craquements, où la voix rocailleuse d’un poète l’invitait à bousculer l’ordre du monde.
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