C’était il y a plus de vingt ans. Ils allaient voir ce qu’ils allaient voir, tous. Quelque chose allait bien finir par arriver. J’étais un type exceptionnel. Je le savais. J’avais réussi à en convaincre certains. Il ne me restait plus qu’à attendre que ça vienne. Stand by me… Ohooo Stand by me … C’était langoureux, un poil ridicule, mais on aimait ça. En attendant les grandes heures de notre vie, on chantait. Des heures qui tardaient à venir, mais on avait tout le temps. Malheur à celui qui doute, il est déjà en train de fléchir ! Honte à celui qui se soumet ! On allait lui en faire baver, au reste du monde. J’étais plutôt beau gosse et les filles m’écoutaient pérorer. Plage, révolution et soutien-gorge. Stand by me… Ohooo Stand by me… Les grandes heures tardaient à venir. Et lentement, sans que je m’en aperçoive, j’ai commencé à dire oui à tout.
Le couple, là-bas, se regarde sans mot dire. Amoureux. Celentano les inspire, ces malheureux.
J’ai dit oui à tout, même au temps qui passe. À la longue, même lui vous fait comprendre qu’il peut très bien se passer de vous. J’ai dit oui sans trop le faire entendre. Des petits oui, une longue série de petits oui qui m’ont conduit jusque dans ce bar minable. Comment ai-je fait pour oublier des êtres chers sur l’autel du sacrifice ? Stand by me… Ohooo Stand by me… Pourquoi ai-je dit oui à celle qui le voulait bien plus que moi ? Pourquoi ai-je voulu que mes enfants me ressemblent ? Aujourd’hui, je ne sais plus à quoi ils ressemblent. Ils ne me voient plus. Ils ont le courage que je n’ai pas eu au même âge. Pourquoi est-ce que je me force à trouver mes collègues aimables ? Pourquoi ai-je laissé cette maladie imbécile s’installer dans mon pauvre estomac ? Stand by me… De la jérémiade, ni plus ni moins. En italien, c’est encore pire qu’en anglais. « Pregherò per te… » Personne n’a prié pour moi, personne ne prie jamais pour personne, pourquoi les chansons nous feraient-elles croire à des mensonges ?
La pluie ne cesse pas mais le morceau si. Il était temps. Je suis aussi minable que ce bar. Je demande un autre verre. Dans cinq minutes, que je le veuille ou non, je serai dehors. J’avais droit à un quart d’heure, pas plus. Et ce crétin de serveur m’en a volé la moitié, avec son juke-box. Et le voilà qui remet ça. Lui aussi m’en veut. Il a décidé de me chasser. Allez savoir pourquoi. Qu’est-ce qu’il a trouvé pour me mettre dehors ? Une variété sans âme ? Un concerto de Brahms ? Une chanson réaliste ? Tout est possible, ici.
I woke up this morning…
Un blues ? Ça y ressemble. Des strings de guitare, râpeux et métalliques. Encore l’histoire d’un type à qui il est arrivé plein d’emmerdements depuis le réveil. Pourquoi persistent-ils à vouloir sortir du lit, tous ? À quoi bon s’entêter ? Ça ne risque pas de s’arranger. Et chaque matin sera plus pénible que la veille. Je le sais. Je le sens. La première moitié était déjà lassante, celle qui me reste à parcourir va me demander un courage que je n’ai jamais eu. La voix de ce type est chaude et dense, malgré tout. Il me fait penser à un vieux sage indien nostalgique de la grande nation qu’il guidait. Le goût du bourbon n’en est que meilleur, sans doute une histoire de racines, de terroir. C’est la vodka du tzigane. I woke up this morning… Quand je me suis levé ce matin, je ne pensais pas qu’il pleuvrait autant.
Je me souviens de l’époque où je savais arrêter la pluie. Comme un sorcier sioux, mais à l’envers. Les gens ne me croyaient pas et, pourtant, ils finissaient par le reconnaître. J’ai même gagné des paris. On ne me croirait plus si je le racontais. Il suffisait que je me concentre un peu, seul, et la pluie cessait tout à coup. Combien de filles ai-je épatées avec ce truc. Je ne sais même plus s’il y avait un truc. J’y croyais fort, c’est tout, et ça marchait. J’ai rendu le soleil à tout un village qui n’y croyait plus. J’avais oublié ça.
Le serveur me verse un troisième verre sans que je le lui demande.
— C’est celui de la maison.
Je le remercie d’un sourire. La seconde moitié sera dure. Mais pourquoi ne pas la faire, après tout ? Pourquoi se priver de ça ? Et qui sait. Je connais mieux la musique, désormais. Je ne serai jamais un virtuose, mais je peux me jouer quelques solos, pour le plaisir. C’est peut-être ça qu’il faut comprendre. Apprendre la gamme, longtemps, patiemment, pour pouvoir en jouer, plus tard. Le bourbon m’emmène ailleurs, chez ce type qui fait la longue liste des misères de la journée. I woke up this morning… S’il ne s’était pas levé ce matin, il n’aurait pas écrit une si belle musique. Il n’y a pas que les gens doués, en ce bas monde. Il y a aussi les laborieux, comme moi. Ceux qui n’ont pas fait grand-chose mais qui ont de la mémoire. Et peut-être que si… que si je me concentrais, là, un instant, en fermant les yeux…
— Je vous parie un autre bourbon que la pluie va cesser dans moins de deux minutes.
Le serveur me regarde, un sourire en coin.
— Vous plaisantez, les gouttes sont encore grosses comme des verres de whisky.
— Vous pariez ou pas ?
Il regarde sa montre et me donne le top. Le jukebox se tait. J’ai les yeux crispés, fort.
Quand je les ouvre, le serveur, un pan de rideau en main, regarde dehors. Il se retourne vers moi, éberlué.
Je me lèverai demain
Dans une vie de couple, il y a toujours un matin où l’autre vous regarde avec une petite lueur de doute au fond des yeux. De doute ou d’autre chose. Et cet autre chose a quelque chose d’hypnotisant. Pour la première fois, on perçoit une inquiétude chez celui ou celle qui, jusqu’alors, partageait avec vous cette douce et routinière insouciance. Ce que vous ne savez pas encore, c’est que vous êtes ce sujet d’inquiétude.
— Tu as bien dormi, Minou ?
Minou c’est Catherine, la femme de ma vie, je l’ai épousée il y a douze ans. Elle se plaint depuis longtemps d’avoir les fesses qui tombent et cherche à m’en persuader, mais je ne note aucune différence. Entre amis, elle a parfois l’impression de ne pas être à la hauteur dans certaines conversations, et elle a tort. Quand ça lui prend, elle se demande si nous avons fait les bons choix de vie, et je n’en imagine pas d’autres. C’est pour toutes ces raisons que j’aime Catherine. Je n’ai guère qu’une seule chose à lui reprocher : mes cinq secondes d’avance sur elle. Cinq éternelles secondes.
— Tu veux combien de toasts, Minou ?
— Un seul.
Je lui en fais griller deux, parce que, ce matin, nous avons de la confiture d’airelles. Avec l’abricot ou l’orange, elle ne prend effectivement qu’un seul toast, mais avec l’airelle, elle va se laisser tenter par un second, elle ne le sait pas encore, mais moi si. Les voilà, les cinq secondes d’avance. Je suis capable de terminer la plupart des phrases qu’elle commence. Dans un magasin, j’arrive à repérer l’objet qui va immanquablement attirer son regard. Quand nous faisons l’amour, je peux déterminer la seconde exacte où elle va vouloir changer de position. Je sais qu’elle va utiliser l’adjectif curieux chaque fois qu’elle goûte au sorbet gingembre, et volubile quand elle croise un bavard. Elle ne rencontre jamais personne de loquace, de prolixe ou de verbeux, mais que des gens volubiles . Je sais toujours quel soutien-gorge elle porte sous sa robe gris perle.
— Je me ferais bien une deuxième tartine de confiture, moi !
Si je lui conseille un film que j’ai vu, je note sur un bout de papier les trois ou quatre arguments qu’elle va utiliser pour l’encenser ou le descendre. Jamais je n’ai sorti le papier de ma poche pour lui prouver à quel point elle m’est prévisible, j’imagine trop bien la scène qui s’ensuivrait et sa manière de me le faire payer. Catherine est comme ça. Tout le temps. Si l’on imagine, par exemple, le petit déjeuner que nous prenons en ce moment même, je sais, grâce à un léger calcul de paramètres (samedi matin, beau temps, coup de fil de sa sœur hier soir), qu’elle va vouloir me reparler de cette semaine prévue dans les Landes, où sa sœur nous invite depuis des mois. Pour ce faire, elle va vouloir m’appâter avec une partie de pêche.
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