La tête vide, sur les coups de vingt-trois heures, devant la télé de ma chambre, je me suis affalé dans la position typique de celui qui vient de passer la main. J’ai repensé à mon oncle qui, sans être fier de moi, devait sans doute, de là-haut, rendre hommage à ma bonne volonté. C’est là qu’on a toqué à ma porte. Un jeune homme avec une tête de conspirateur.
— Je travaille ici, à l’économat. C’est ma grand-mère qui tenait l’hôtel il y a quarante ans. Elle se souvient de votre oncle Louis.
Je l’ai suivi dans la nuit noire et nous nous sommes retrouvés dans un pavillon à la sortie de la ville.
— C’est gentil de faire ça pour moi, rien ne vous y obligeait.
— Faut respecter la mémoire des vieux. Grand-mère, il n’y a plus personne pour l’écouter, c’est comme une honte pour toute la ville. J’aime bien ce que vous faites pour votre oncle.
La grand-mère n’avait pas d’âge, elle vivait dans quelques mètres carrés où elle parvenait à caser tout le bric-à-brac de ses souvenirs.
— Louis Magnaval et Étienne Ferré… À l’époque j’aurais plutôt misé sur le premier, et c’est l’autre qui est resté.
— La volière, ça vous dit quelque chose ?
Elle a laissé échapper un petit rire qui grinçait comme une vieille table.
— Qu’est-ce qu’on vous apprend de la vie, de nos jours ? Une volière, tu sais pas ce que c’est ? Ton oncle t’a pas appris ça ? Un clandé, une taule… ? Non ? Un claque, un boxon… ?
— … Une maison close ?
— C’était comme ça que les braves gens disaient. Les parents de ceux qui me montrent du doigt aujourd’hui. Les ingrats ! On devrait me donner la médaille du Mérite. Mais, pour comprendre ça, faudrait remonter à l’époque. Tiens, regarde…
Elle a posé devant moi une vieille caisse à champagne remplie de photos sépia. Sur l’une d’elles on la voyait entourée de ses filles, sur une autre un couple dansait près d’un gramophone, sur toutes semblait régner une franche bonne humeur.
— Attends que je retrouve la bonne…
Elle a fourragé un moment dans le tas et, triomphante, m’en a mis une sous les yeux.
Tonton ! Un sourire béat, une guitare entre les mains et un beau brin de fille qui le tenait par les épaules. J’ai repensé à tous ces vendredis qui suivaient de près mes jeudis… Personne chez moi ne pouvait se douter, sinon on m’aurait interdit de le fréquenter, on m’aurait dit que c’était un monstre, et aujourd’hui je serais un autre. Ni meilleur ni pire, mais un autre.
— Le Ferré, c’était le client banal, le tout-venant, un passionné à la petite semaine, on arrive avec une envie folle de faire la fête et on repart avec la honte aux yeux. Ton oncle c’était différent. Il venait en amoureux.
— Pardon ?
— Tu vois la fille à qui il chante une aubade ? C’était l’amour de sa vie. Ah, ces deux-là… Fallait voir… Ça a jamais roucoulé autant dans une volière ! Il la regardait comme un crapaud mort d’amour, elle se faisait un sang d’encre quand il arrivait en retard. Ça a duré dix ans. Et c’est chez moi qu’ils se sont trouvés, on choisit pas.
Elle semblait dire ça avec une bonne dose de fierté.
— Il aurait pu l’épouser, l’emmener avec lui, je ne sais pas… Tel que je connaissais mon oncle, c’était le genre de choses dont il aurait été capable.
— C’est difficile de dire ça aujourd’hui… C’était comme un contrat entre eux et personne n’avait rien à dire. Les pactes entre amoureux, y en a pas deux qui se ressemblent.
— Qu’est-ce qu’elle est devenue ?
— Un beau matin elle est partie sans rien dire, personne n’a su pourquoi’. Les années ont passé. Et il y a trois ans à peine, elle est revenue se faire enterrer ici. Tu sais ce qu’il te reste à faire.
*
Je l’ai reconnue tout de suite. Sur sa tombe, on avait placé un médaillon avec son portrait. Un beau visage de jeune femme qui souriait. À n’en pas douter, c’était à mon oncle Louis. Personne n’a fait de difficulté pour les faire reposer côte à côte. Les pactes entre amoureux, y en a pas deux pareils.
Et je suis rentré à Budapest avec l’irremplaçable bonheur du devoir accompli. Dans les mois qui se sont écoulés, j’ai failli cent fois raconter l’histoire de mon oncle Louis, mais il aurait fallu commencer par le début, depuis la première fois où il a posé les yeux sur moi jusqu’au moment où j’ai fermé les siens, et je ne connais personne doté d’une telle patience.
Dans un bar de Szeged, au moment où je m’y attendais le moins, j’ai rencontré Anna. J’ai tout de suite reconnu en elle « celle qui méritait qu’on l’accompagne une vie entière » comme disait tonton pour consoler le jeune adolescent qui léchait ses premières plaies d’amour. Je me suis promis de ne la quitter qu’un seul jour par an. À la Toussaint.
Faire l’aller et retour pour un pot de chrysanthèmes ? Tonton n’en demandait pas tant. Je suis resté un bon moment devant sa tombe, le regard perdu entre l’Hôtel des Tilleuls qu’on apercevait au loin, et la légère effervescence des cimetières le 1 ernovembre. C’est là qu’une femme d’à peu près mon âge est venue se recueillir sur la tombe qui jouxtait celle du Louis.
Sans faire attention à moi, elle a posé son bouquet de fleurs, jeté l’ancien, et donné quelques coups de balayette pour rectifier les angles de terre. J’ai eu un petit pincement au cœur quand j’ai reconnu quelque chose de familier dans son visage. Sûrement les petits yeux espiègles dont parlait la voisine de tonton.
— Vous n’êtes pas du coin, j’ai dit.
— Non, j’habite Paris. Je n’ai jamais su pourquoi maman a voulu être enterrée ici.
— Je m’appelle Jean.
— Je m’appelle Louise.
— J’ai une histoire à vous raconter, Louise. Et vous au moins, je suis sûr que vous aurez la patience de l’écouter.
Trempé comme une soupe. Pas la petite ondée qui mouille sans le faire exprès, non. L’instant est tropical. Une tempête qui vient de si loin qu’elle déracine les passants et inonde les trottoirs. Je sais qu’elle m’est destinée, la vie ne me laisse jamais en paix. Les gens autour de moi ouvrent des parapluies, trouvent des porches et des encoignures de café. L’enseigne éteinte d’un bar m’attire étrangement sur le trottoir d’en face. Je pensais bien connaître cette rue par cœur. La pluie ne sert qu’à faire déraper de sa trajectoire habituelle. Je vais m’accorder un petit quart d’heure, rien qu’à moi, avant que le monde ne se remette en marche.
Du vieux bois, des bouteilles ambrées, du silence. Mon imper qui ruisselle sur le perroquet de l’entrée. Un long comptoir où je suis seul. Un tabouret. Un couple, au loin, qui boit de la bière en parlant à voix basse. Un serveur impassible et lent.
— Vrai temps de chien, hein ?
— Je voudrais un bourbon, sans glace.
Un juke-box, dans un coin. Ça existe donc encore. Ça marche avec des pièces ? Peut-être montre-t-il des images, comme les scopitones d’antan. Apparemment non. Hasard ou connivence, le serveur sélectionne un morceau et me regarde. Je crains que ses goûts ne viennent troubler mon quart d’heure de solitude. J’avale une gorgée de bourbon qui me réchauffe la carcasse plus vite que tout le reste.
Pregherò… ! Per te… che hai la notte net cuore…
Stand by me chanté par Celentano. Ça ne va pas me rajeunir mais le pire est évité. J’ai toujours aimé la voix de Celentano, même quand il se risquait à reprendre un standard américain. La mélodie me fait faire un bond en arrière, à l’époque où l’âge d’homme tardait à venir.
Читать дальше