En défendant le pluralisme des croyances et des modes de vie, c’est en même temps une vertu cardinale qu’on défend et qui se trouve à la base du pluralisme : la modestie intellectuelle 9, fondée sur le fait fondamental de notre faillibilité intrinsèque, sur laquelle insistait déjà, rappelle Popper, Voltaire10. Ce type d’approche ou d’attitude esquisse en creux un horizon possible de connaissances négatives . Le principe de notre faillibilité intrinsèque nous amène en effet à postuler que les positions, opinions ou croyances d’autrui sont dignes d’attention, susceptibles de critiques mais en soi respectables, puisque émanant de personnes dont le libre-arbitre est à la base comparable au nôtre, etc.
Or, le principe de faillibilité nous amène également à reconnaître qu’un certain nombre de prises de position, d’hypothèses, de dogmes ou de principes a priori , lesquels échappent à toute démonstration rationnelle, pèsent néanmoins lourdement dans les conduites humaines et méritent considération. Je donne un exemple bien concret : le recours à l’idée d’un principe ultime de l’ensemble de la réalité, d’un inconditionné dernier rendant raison de la totalité des choses – l’horloger derrière l’immense horlogerie, si on veut –, est un phénomène qu’on voit se répéter à travers bien des conceptualités différentes, y compris dans plusieurs des théologies minimales grecques que j’ai décrites plus haut. En son noyau, il y a là comme un enseignement sinon sur la nature intrinsèque du principe en cause, du moins sur la propension de l’esprit humain à postuler l’existence d’une telle cause – une sorte de prénotion, pour reprendre le vocabulaire épicurien –, et donc une espèce de connaissance négative en son cœur encore une fois, et qui n’enlève rien au fait que d’autres sensibilités, d’orientations opposées, affleurent parallèlement, le désir par exemple de s’abstenir de tout postulat métaphysique touchant une cause première – agnosticisme ou athéisme –, ou d’en rester au principe du sans pourquoi , à la manière d’Angelus Silesius, « Die Ros’ ist ohn’ Warum, sie blühet weil sie blühet11 ». Qu’on s’en réfère à une version agnosticiste , exemplariste ou aphairétiste d’économie théologique, la pensée grecque a d’emblée ouvert la voie à une théologie minimale moins contraignante, théologie du μηδὲν ἄγαν, du « rien de trop », entre renonciation métaphysique et asservissement ou emprise dogmatiques.
L’époque des grands récits salvateurs d’héritage monothéiste et d’esprit, on l’a vu, plutôt exclusiviste1, sans être révolue, apparaît aujourd’hui plus problématique et en tout cas moins dominante ; cette époque, il faut le dire, ne laisse pas forcément sa place au seul désert métaphysique, mais peut aussi ouvrir la voie à une sagesse spéculative plus souple, ouverte et diversifiée, un Hinterwelt disons plus sobre, au sein duquel la question des fins dernières trouve encore et toujours, au moins négativement ou minimalement, un rôle concret.
Une forme obscure de savoir , aux sources inassignables , bref une sorte de connaissance négative , peut également s’imposer et peser dans la balance sans qu’une superstructure narrative définie vienne la lester ou la valider par ailleurs. Je voudrais apporter un exemple de cela, sous la forme d’un énoncé d’Aristote qui déclarait :
Car il existe, ce dont tous les hommes ont comme une sorte de divination, une justice et une injustice commune par nature, même pour ceux qui entre eux n’ont aucune communauté ni aucun contrat ; c’est évidemment, par exemple, ce dont parle l’Antigone de Sophocle [455], quand elle affirme qu’il était juste d’enfreindre la défense et d’ensevelir Polynice ; car cela était un droit naturel2.
Et Aristote de citer alors Sophocle écrivant : « Pas quelque chose d’aujourd’hui ni d’hier, mais cela qui vit éternel, et dont personne ne sait d’où il a pris naissance3 ». On comprend alors qu’il n’est pas nécessaire de savoir d’où vient exactement telle ou telle prescription, de quelle doctrine, de quel mythe ou de quelle divination, pour être à même d’en ressentir le poids et la force persuasive. Par quel moyen cet Hinterwelt éthique s’est-il imposé à nous importe peu, dès lors que son commandement nous semble ne pas devoir être répudié.
Si on a pu faire récemment l’éloge de « l’art de n’être pas tellement gouverné » (Foucault), comme à une sorte de réquisit, on pourrait aussi faire l’apologie de « l’art de n’être pas tellement avisé sur la nature intrinsèque de l’arrière-monde », tout en demeurant assuré de certaines aspirations auxquelles il est susceptible de faire droit4. En ce sens, renouer avec l’approche polysémique des Grecs ou quelque chose d’apparenté me paraît constituer une bonne piste.
Considéré globalement, il me semble en tout cas que le trait dominant des approches théologiques grecques est la voie ascendante de type ouvert, zététique et spéculatif, voire mystique, et non la voie descendante, de type fermé, dogmatique, exclusiviste, autoritaire ou prescriptif. C’est cette ligne de partage qu’il me paraît vital de maintenir, si quelque chose comme un arrière-monde de valeurs morales cardinales doit subsister et continuer, comme je le crois, d’être défendu5.
Bibliographie
Sources anciennes
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Hermann Diels & Walter Kranz (1967 – 1969 [1931]) : Die Fragmente der Vorsokratiker, griechisch und deutsch, 3 vol. Dublin/Zürich : Weidmann
Lucien de Samosate (1934) : Zeus tragédien . In Lucien de Samosate, Œuvres complètes , traduction nouvelle avec notices et notes par Émile Chambry, t. II, 1934. Paris : Garnier
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Plotin (1964 – 1983) : Plotini Opera, editio minor, ed. P. Henry & H.-R. Schwyzer, 3 vol. Oxford : Oxford University Press
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Beatrice Pier Franco (1990) : « L’intolerantia dei cristiani nei confronti dei pagani : un problema storiografico ». In : Beatrice P.F., L’intolleranzia dei cristiani nei confronti dei pagani . Bologne : Edizioni Dehoniane
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Bettini Maurizio (2016) : Éloge du polythéisme. Ce que peuvent nous apprendre les religions antiques [ Elogio del politeismo. Quello che possiamo imparare dalle religioni antiche , 2014]. Paris : Les Belles Lettres
Bonnechere Pierre & Pirenne-Delforge Vinciane (2019) : « Réflexions sur la religion grecque antique : comment appréhender le polythéisme ? ». In : Collette-Ducic B., Gavray M.-A. & Narbonne J.-M. (éd.), L’Esprit critique dans l’Antiquité. Critique et licence dans la Grèce antique , t. I. Paris : Les Belles Lettres
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