Le jeu incessant des substitutions dans la représentation du divin est ainsi allé en Grèce jusqu’à une reformulation complète des choses, inspirée ou portée par un scepticisme plus ou moins radical touchant les possibilités humaines de connaître. On se rappelle sur ce point la sentence célèbre de Xénophane :
Non, jamais il n’y eut, jamais il n’y aura, un homme possédant la connaissance claire de ce qui touche aux dieux et de toutes les choses dont je parle à présent. Même si par hasard il se trouvait qu’il dît l’exacte vérité, lui-même ne saurait en prendre conscience : car tout n’est qu’opinion4.
Cette propension à vouloir réformer le discours sur le divin est une constante de la tradition philosophique grecque, la remise en cause des discours antérieurs pouvant aller jusqu’à la mise en doute de l’existence même des dieux, dans des énoncés de type agnostique ou athée, comme on le constate chez Protagoras, Critias, Diagoras et Prodicos5, et comme Platon le confirme dans la réfutation de l’athéisme qu’il entreprend6. Comme le signalait Walter Burkert, « avec Protagoras, Prodicos et Critias, l’athéisme théorique apparaît au moins comme une possibilité et, même s’il n’est pas ouvertement exprimé, on ne peut ni le passer sous silence ni le nier », le commentateur notant alors que « la découverte de l’athéisme peut être considérée comme un des événements les plus importants dans l’histoire des religions7 ».
Tout à la fois commentant, critiquant et réinterprétant les discours mythiques traditionnels, les écrits des philosophes témoignent ainsi d’une puissante tendance réformatrice qui n’a guère connu de cesse du début jusqu’à la fin de l’Antiquité. La recherche philosophique a donc opéré une sorte de standardisation ou de rationalisation du discours sur les dieux, mais le redressement en question a pris des formes et des orientations extrêmement variées d’un auteur à l’autre et n’a que très rarement emprunté un tour coercitif.
Il y bien sûr le cas plus particulier de Platon qui, dans son opposition aux récits poétiques, a voulu non seulement imposer sur les êtres sacrés des types a priori de discours – c’est la fameuse théorie des topoi exposée dans la République et dans les Lois , à savoir des modèles selon lesquels on serait tenu de parler des dieux8, et qui feront l’objet d’une législation explicite9 –, mais s’est entendu pour poursuivre en justice et punir éventuellement de mort ceux qui dérogeraient aux croyances de l’État10. Mais le platonisme religieux, notamment celui des Lois , incarne un projet politique de type théocratique qui demeure tout à fait singulier au sein de la nébuleuse religieuse grecque, même si son influence s’avèrera ensuite immense11.
De manière générale, les réformes théologiques induites par les philosophes n’étaient pas assorties de ce type d’exigences ou de contrôle social, et chacun pouvait spéculer relativement librement sur la nature des dieux et leur rôle – ou absence de rôle, s’agissant de l’épicurisme – au sein du cosmos sans encourir de risques réels pour soi-même ni en occasionner aux autres. Pour Aristote, il y a une piété traditionnelle qui contient une part de vérité sur les dieux, dont il recommande d’ailleurs de suivre tout naturellement les préceptes, mais le Stagirite se livre d’autre part à une spéculation philosophique libre sur la nature du divin, principe premier comme source universelle, en tant que cause finale, du mouvement du monde, une substance dont il n’hésite pas à déclarer, en opposition aux enseignements traditionnels, qu’elle est le dieu même :
Nous disons par conséquent que le dieu est un vivant éternel excellent, nous disons donc que la vie et la durée continue et éternelle appartiennent au dieu, car c’est cela qu’est le dieu 12.
Or, cette philosophie théorétique qu’incarne la « théologique » ( Mét. E, 1, 1026 a 19), et qui se trouve être la science théorétique supérieure et préférable (1026 a 23) aux deux autres (physique, mathématique), joue certes un rôle axiomatique et de modèle pour l’ensemble de la réalité, puisque « d’un tel principe », souligne-t-il, « dépendent le ciel et la nature » (Mét. Λ, 7, 1072 b 13–14), mais elle demeure bien peu détaillée et explicite dans ses exigences concrètes. Par ailleurs, sur la nature interne de cette vie excellente en elle-même, et qui pense sa propre pensée, presque rien ne nous est révélé si tant est qu’il y ait quelque chose à en dire. Le « message théologique » apparaît ici minimal, et on se rappellera qu’Aristote insiste ailleurs sur nos connaissances forcément limitées du monde divin :
Or sur les êtres supérieurs et divins que sont les premiers, nos connaissances se trouvent être très réduites (en effet, l’observation nous fournit infiniment peu de données sensibles qui puissent servir de point de départ à l’étude de ces êtres et des problèmes qui nous passionnent à leur propos)13.
Théologie minimale aussi, du côté d’Épicure dont le but premier est de nous libérer des craintes inspirées par les dieux, la religion populaire voulant que « des dieux nous viennent les plus grands dommages et les plus grands avantages14 », alors que rien de cela n’émane d’eux, puisque « les occupations, les soucis, les colères et les faveurs ne s’accordent pas avec la béatitude [des dieux], mais que ces choses ont leur origine dans la faiblesse, la peur et la dépendance à l’égard de ses voisins15 ». Se trouvent dès lors laissées librement à l’homme la tâche d’imiter autant que possible par sa vie heureuse ici-bas la makaria exemplaire des dieux, et la possibilité « de vivre comme un dieu parmi les hommes16 ». L’autolimitation critique du savoir est ici clairement marquée par Épicure, puisqu’il s’agit, en un geste pré-néoplatonicien17, de ne rien ajouter ou attribuer en sus (προσάπτειν) au divin, outre le fait brut de sa béatitude et de son incorruptibilité18, théologie minimaliste et quasi nue donc, à défaut d’être négative19.
Dans le prolongement du texte de Lucien dont nous sommes partis, il vaut la peine de s’arrêter un instant sur Sextus Empiricus, dont l’attitude à l’égard du divin est marquée également par la réserve ou la retenue20. Je cite sur ce point un passage exemplaire :
Puisque ce n’est pas tout ce qui est conçu qui participe de l’existence, mais qu’il est possible d’un côté de concevoir quelque chose, mais qui n’existe pas, comme un Hippocentaure ou une Scylla, il sera nécessaire après notre recherche sur la conception des dieux, d’examiner aussi ce qui touche l’existence de ceux-ci. Car, sans doute, le sceptique se trouvera en une situation plus sûre (ἀσφαλέστερος) que ceux qui philosophent d’une autre manière, parce que, d’un côté, en conformité avec les coutumes ancestrales et les lois, il dit qu’il y a des dieux et il accomplit tout ce qui concourt à leur culte et à la piété, mais de l’autre côté, pour autant que la recherche philosophique est concernée, il ne se précipite (προπετευόμενος) pas21.
L’absence d’ empressement ou de précipitation (προπέτεια) du sceptique tient au fait qu’en même temps qu’il reconnaît que tous les hommes ont une certaine conception (ἔννοια) ou préconception (πρόληψις) du divin – puisque tous d’une manière ou d’une autre y font référence –, préconception qui voudrait communément que le dieu fut un être de béatitude, impérissable, parfaitement heureux et sans méchanceté (ΙΧ 32 et 33), il observe qu’au-delà de cela, les représentations du divin varient d’une personne à l’autre et d’un peuple à l’autre (IX 32), que les préconceptions elles-mêmes peuvent d’ailleurs s’opposer et différer entre elles (IX 192), et qu’au surplus, ceux qui nient l’existence même des dieux ne le cèdent en rien pour la persuasion, par égalité de force (ἰσοσθενεία), aux dogmatiques (IX 137). L’absence de légitimité nette pour une option plutôt qu’une autre incite peut-être le sceptique à s’accorder pratiquement avec les usages dominants, mais ce faisant, il évitera tout au moins de se précipiter dans l’argumentation comme s’il détenait quelque chose de solide. Philosophiquement parlant, il prendra garde de ne pas tomber dans la présomption (οἴησιν), c’est-à-dire dans l’arrogance doctrinaire. Comme Sextus l’exprime dans ses Esquisses pyrrhoniennes , « le sceptique, du fait qu’il aime l’humanité, veut dans la mesure du possible guérir par la puissance de l’argumentation la présomption (οἴησις) et la précipitation (προπέτεια) des dogmatiques » ( HP III 280). On remarquera que chez les cyniques également, on pratique volontiers la retenue dans les affaires religieuses22, mais j’en viens dès à présent à la tradition aphairétique .
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