Il revint peu après avec lui. Il s’était réjoui du repas, surtout parce qu’il n’avait pas acheté de provisions à terre. Je ne savais pas comment je pourrais descendre sans me couper le chemin du retour. Il y avait assez de panneaux accrochés qui signalaient que l’accès au centre du navire était interdit aux passagers des ponts intermédiaires et que de mon côté les passagers de première et deuxième classe ne devaient pas accéder non plus à ces ponts. J’ouvris donc la porte et il se faufila du côté interdit. Comme il y avait énormément de monde et surtout comme tous étaient nouveaux, on ne le remarqua pas au début. Nous bûmes une bière au bar et il se rendit aux toilettes. Il me raconta qu’en bas cela ne se passait pas bien du tout, parce qu’il n’y avait pas assez de toilettes et que les gens utilisaient les écubiers (les ouvertures pour la chaine de l’ancre) et les dalots (celles de rejet des eaux de refoulement en mer.) Il dit aussi que les premiers avaient eu le mal de mer et avaient vomi, il régnait une puanteur insoutenable dans les ponts intermédiaires. Parfois le vent renvoyait une nuée d’air vicié dans notre direction sur le pont promenade. Mais il est vrai que les Indiens ne sont pas très sensibles aux odeurs…
Sur le pont canots je discutais avec un vieux matelot, qui avait dû avoir raconté au capitaine qu’il y avait un marin allemand comme passager et qui aimerait bien faire une visite détaillée du navire. Il m’amena donc bientôt sur la passerelle de commandement où l’on me souhaita la bienvenue et me servit aussitôt du thé. Tout le monde m’observait avec étonnement comme une attraction, alors que la vraie attraction c’était en fait le navire ! La passerelle suivait légèrement la courbure du navire. Un peu de côté à tribord il y avait le double transmetteur d’ordre, avec lequel le sens d’avancement (avant-arrière) et la vitesse étaient transmis à la salle des machines. Le « Rajula » devait donc être un navire à deux hélices. Partout où c’était possible, il y avait des encadrements en laiton, ainsi que les différentes cloches. Tout cela reluisait tellement, même le gouvernail en bois et le boitier du compas, que je supposais que c’était astiqué tous les jours. J’eus même le droit de prendre le gouvernail et de piloter ce grand navire avec sa timonerie assistée par la vapeur. La transmission était un peu moins directe qu’avec le système hydraulique, mais cela venait aussi du fait qu’il n’y avait qu’un compas magnétique qui avait besoin de plus de temps pour réagir qu’un gyrocompas électrique. Il se passa un moment avant de se rendre compte que le navire avait légèrement dévié de son cap et il en fallut un autre pour l’y remettre. Il fallait un excellent sens de l’observation et beaucoup de feeling avec ce navire!
Hormis cela il était électrifié, même les lampes de position. Il y avait donc une machine à vapeur à bord qui actionnait un générateur. Je voulais en savoir un peu plus sur les treuils. Le matelot que j’avais rencontré reçut l’ordre de me montrer l’avant du bateau. Il avait 60 ans et avait commencé à l’époque comme mousse, puis était resté depuis lors 45 ans à bord, hormis quelques absences pour congés ! Il était tout étonné de voir ma curiosité pour cette technique démodée. Pour lui ça avait été à l’époque un navire hypermoderne et c’est comme cela qu’il le voyait encore aujourd’hui. Aussi il n’avait jamais navigué sur un autre bateau. Le guindeau (treuil de l’ancre) sur le gaillard d’avant (la partie surélevée de l’avant du bateau), était actionné par deux machines à vapeur en même temps. Le pont même était rugueux à cause des épaisses couches de rouille qui avaient été repeintes plusieurs fois. Des manches à vent, tuyaux d’aération avec une ouverture en entonnoir, étaient orientés en fonction du vent pour assurer aux passagers des ponts intermédiaires un peu d’air frais. Les mâts étaient rivetés, tout comme les mâts de charge. En haut du grand mât je reconnus une hune, un poste de vigie. Ils étaient légèrement inclinés vers l’arrière, et il y avait une vergue qui ne servait plus aux voiles, mais à hisser les pavillons.
J’étais étonné du bon état de conservation général du navire. Mais il est vrai que c’était le ‘pays’, le refuge de ces marins depuis des années, et c’est la raison pour laquelle il était si bien entretenu. J’insistai pour me rendre dans le pont intermédiaire. « Pas bon pour les Européens ! » me dit-il sur un ton dissuasif. Mais comme j’insistai pour tout voir, la construction de la coque, les fermetures des écoutilles, et ainsi de suite, nous descendîmes les escaliers raides dont même les marches étaient occupées, en chevauchant les gens qui se pressaient les uns contre les autres. Ceux qui y parvenaient, restaient près d’une ouverture pour récupérer le courant d’air, tandis que d’autres dormaient serrés les uns contre les autres. Je suspectais que les gens ici se levaient ou s’allongeaient alternativement, car il manquait tout simplement de place ! Tout cela n’était pas sans me rappeler l’hôpital de Bangalore. Le pont intermédiaire était aussi plein que le pont principal. Qu’adviendrait-il en cas de mauvais temps ? Les passagers devraient-ils alors tous descendre ? J’étais extrêmement content de voyager comme passager de cabine ! Sayonara put pour quelques jours encore quitter son existence de sardine, jusqu’au jour où un steward remarqua qu’il n’était pas passager de cabine. Depuis lors, la porte grillagée resta fermée à clef des deux côtés. Je réussis néanmoins à continuer à lui faire passer subrepticement de la nourriture, car pour nous elle était vraiment copieuse. Une sorte de chef-steward se tenait un peu à l’écart de son groupe de tables, tel un maitre de cérémonie. A peine avait-il remarqué que quelque chose allait être terminé ou manquait, qu’aussitôt sur un signe de sa part un autre steward arrivait et apportait un nouveau plat. La salle à manger était assez démodée et n’avait sans doute pas été modifiée depuis la mise en service, mais la présence en grande quantité de bois et de laiton lui conférait un certain charme qui manque indéniablement aux navires plus récents. Il y avait une salle de bal où se produisaient des orchestres ou des animateurs chargés de chasser l’ennui des passagers. Or c’était justement cela que beaucoup recherchaient, rester paresseusement allongés pendant des heures dans la chaise-longue ou debout contre le bastingage à regarder la mer…
Il y avait des tables de pingpong entourées la plupart du temps d’enfants. On pouvait jouer au ‘shufflebord’, une sorte de jeu avec des disques colorés en bois. Le pont en teck était recouvert de cases peintes avec des chiffres. Avec un bâton équipé par devant d’une planchette en forme de pelle, il fallait pousser à partir d’une certaine distance le disque de bois en forme de puck sur les cases chiffrées. Le perdant pouvait payer la tournée, car il y avait de l’alcool sur le bateau et pas seulement pour les Européens. Mais il faut dire que ça ne dégénérait jamais comme dans le ‘Goa Express’ ! Il y avait également une petite piscine quelque part plus bas et un cinéma qui passait de vieux films abimés en noir et blanc. Je pus revoir ainsi quelques-uns des films que j’avais vus enfant, comme ceux de Laurel et Hardy ou Charlie Chaplin. Non loin de là il y avait une bibliothèque que j’étais un des rares à fréquenter avec John, qui partageait la cabine avec moi. On pouvait y retrouver les perles de la littérature marine anglaise comme ‘Alone around the world’, ‘Seul autour du monde’ de Joshua Slocum, ou ‘As I walked out one midsummer morning’, ‘Quand je suis parti un matin d’été’, de Laury Lee.
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