– Allons, Fred ! Vous n’avez pas le droit d’être sévère.
– Entendez-vous par là quelque chose de particulier en ce moment ?
– Non, je veux dire tout en général, comme toujours.
– Oh ! que je suis paresseux et extravagant. Eh bien, c’est vrai, je ne suis pas fait pour être pauvre, et, riche, je n’aurais pas été un mauvais diable.
– Vous auriez fait votre devoir dans la situation où il n’a pas plu à Dieu de vous placer ? dit Mary en riant.
– J’en conviens. Je ne suis pas plus fait pour être pasteur que vous pour être institutrice. Comment n’avez-vous pas un peu de sympathie pour ce point commun entre nous, Mary ?
– Je n’ai jamais dit que vous dussiez être pasteur. Il y a bien d’autres professions. Mais je trouve déplorable que vous ne songiez pas à choisir une carrière et à travailler en conséquence.
– Je le ferais bien si…
Fred s’arrêta et alla s’appuyer à la cheminée.
– Si vous étiez sûr de ne pas avoir de fortune ?
– Je n’ai pas dit cela. Décidément vous me cherchez querelle. C’est mal à vous de vous laisser influencer par les bavardages que l’on fait de moi.
– Comment puis-je vouloir me quereller avec vous ? Ce serait me quereller avec tous mes nouveaux livres, dit Mary montrant le volume qui était sur la table. Si méchant que vous soyez pour les autres, vous êtes bon pour moi.
– Parce que je vous aime mieux que n’importe qui. Mais je sais que vous me méprisez.
– Oui, un peu, dit Mary avec un bon sourire.
– Vous réservez votre admiration pour un de ces garçons phénomènes qui ont sur toutes choses de sages opinions.
– Oui, à coup sûr.
Mary cousait rapidement et semblait maîtresse de la situation d’une façon tout à fait provocante.
La conversation avait pris un mauvais tour pour Fred Vincy, qui ne faisait que s’enfoncer plus profondément dans son embarras.
– Il n’y a pas de chances pour qu’une femme s’éprenne de quelqu’un qu’elle a toujours connu, du plus loin qu’elle puisse se souvenir. Chez les hommes, c’est différent. Mais pour une jeune fille, c’est toujours quelque nouveau visage qui la séduit !
– Voyons un peu, dit Mary rapprochant en cœur les coins de sa bouche. Cherchons des exemples : Il y a Juliette qui confirme ce que vous dites. D’autre part, Ophélie avait dû longtemps connaître Hamlet ; et Brenda Troil avait connu Mordaunt Merton depuis son enfance ; il est vrai que ce devait être un bien estimable jeune homme. Waverley était nouveau pour Flora Mac-Ivor, mais elle n’était pas amoureuse de lui. Nous avons encore Olivia et Sophie Primrose, et Corinne, qui se sont éprises d’étrangers, si l’on veut. En somme mes exemples se balancent.
Mary leva sur Fred un regard plein de malice et ce regard lui fut très doux, bien que les yeux de la jeune fille ne fussent que de claires fenêtres où l’on voyait une réflexion prête à éclater de rire. Fred était sûrement un garçon aimant, et, durant son passage de l’enfance à l’âge d’homme, il était devenu amoureux de son ancienne compagne de jeu, en dépit de la haute éducation qu’il avait reçue et qui avait exalté ses idées sur le rang et la fortune.
– Quand un homme n’est pas aimé, à quoi lui sert-il de dire qu’il pourrait être meilleur et capable de tout ? S’il était sûr d’être aimé, à la bonne heure ! dit Fred.
– En effet, il ne lui est pas de la plus petite utilité dans le monde de dire qu’il pourrait être meilleur : Pourrait, saurait, voudrait, ce sont là de tristes auxiliaires.
– Je ne vois pas, d’ailleurs, quelles raisons un homme aurait d’être bon, s’il ne se sent pas tendrement aimé.
– Il me semble que la bonté pourrait lui venir d’abord.
– Vous croyez cela, Mary. Ce n’est pas pour leur bonté que les femmes aiment les hommes.
– C’est possible ; mais, lorsqu’elles les aiment, elles ne les trouvent jamais méchants.
– Ce n’est pas très gentil de me dire que je suis méchant.
– Je n’ai pas dit cela du tout.
– Je ne serai jamais bon à rien, Mary, si vous ne voulez pas me dire que vous m’aimez, si vous ne me promettez pas de devenir ma femme, quand je serai en état de me marier, bien entendu.
– Je ne vous épouserais pas, alors même que je vous aimerais. Je ne puis certainement pas vous promettre de vous épouser.
– Mais c’est très mal, Mary. Si vous m’aimez vous devez pouvoir m’engager votre promesse.
– Au contraire ! je ne trouverais pas bien de vous épouser, même si je vous aimais.
– Vous voulez dire que je suis maintenant sans moyens d’entretenir une femme. Oui, sans doute, je n’ai que vingt-trois ans.
– Sur ce dernier point vous changerez. Mais je ne suis pas aussi certaine des autres changements. Mon père dit qu’un paresseux n’a pas le droit de vivre, encore moins de se marier.
– Ainsi il ne me reste qu’à me faire sauter la cervelle ?
– Non, tout bien réfléchi, je crois que vous feriez mieux de passer votre examen. J’ai entendu dire à M. Farebrother que c’était honteusement facile.
– Tout cela est bel et bien. Pour lui, tout est facile. Ce n’est pas que l’intelligence ait rien à y faire. Je suis dix fois plus intelligent que beaucoup de ceux qui le passent.
– Grand Dieu ! dit Mary incapable de réprimer une observation sarcastique. Cela explique les pasteurs comme M. Crowse. Mais cela prouve peut-être seulement que vous êtes dix fois plus paresseux que les autres.
– Eh bien, si je le passais, vous ne voudriez pourtant pas me voir entrer dans l’Église ?
– Il ne s’agit pas de ce que je puis désirer pour vous. Vous avez une conscience, je suppose. Mais voici M. Lydgate, il faut que j’aille prévenir mon oncle.
– Mary, dit Fred, saisissant sa main au moment où elle se levait, si vous ne voulez pas me donner quelque encouragement, je deviendrai pire au lieu de devenir meilleur.
– Je ne vous donnerai pas d’encouragement, dit Mary en rougissant. Vos amis le blâmeraient, comme les miens. Mon père trouverait honteux que je m’engage à un homme qui fait des dettes et ne veut pas travailler.
Fred, offensé, laissa aller sa main. Elle alla vers la porte ; mais, se retournant, elle dit :
– Fred, vous avez toujours été bon et généreux pour moi. Je ne suis pas ingrate. Mais ne me parlez plus jamais ainsi.
– Très bien, dit Fred d’un ton blessé en prenant son chapeau et sa cravache, le visage rougissant et pâlissant tour à tour.
Comme d’autres jeunes gens paresseux et fainéants, il était absolument épris d’une jeune fille simple et sans fortune. Mais, avec la perspective des terres de M. Featherstone à l’arrière-plan, et la conviction que Mary, quoi qu’elle pût dire, se souciait de lui quand même, Fred n’était pas complètement désespéré.
Quand il fut rentré, il donna quatre des billets de vingt livres à sa mère, la priant de les lui garder.
– Je ne veux pas dépenser cet argent-là, mère. Je veux l’employer à payer une dette. Ainsi tenez-le bien à l’abri de mes doigts.
– Dieu vous bénisse, mon chéri ! dit sa mère.
Elle raffolait de son fils aîné et de sa fille cadette, âgée de six ans, que d’autres regardaient comme ses deux plus méchants enfants. L’œil d’une mère n’est pas toujours aveugle dans sa partialité ; n’est-ce pas elle qui peut le mieux juger lequel de ses enfants est tendre et plein d’amour filial ? Et Fred aimait certainement beaucoup sa mère. Peut-être était-ce son affection pour une autre femme qui le rendait si anxieux de mettre les cent livres de son oncle à l’abri de sa prodigalité ordinaire ; car le créancier auquel il devait cent soixante livres avait en sa possession une garantie plus solide encore, sous forme d’un billet signé par le père de Mary.
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