1 ...6 7 8 10 11 12 ...20 Après avoir remercié et déclaré qu’elle ne voudrait à aucun prix lui causer un tel dérangement, Emma finit par céder et accepta le concours de M. Elton ; il fut convenu que ce dernier porterait l’aquarelle à Londres, choisirait le cadre et donnerait les instructions nécessaires. Emma lui promit de faire un paquet de petite dimension afin de l’embarrasser le moins possible ; mais M. Elton semblait n’avoir qu’une crainte, c’était que le colis ne fût pas suffisamment encombrant.
— Quel précieux dépôt, dit-il avec un soupir, quand il le reçut.
« Je m’explique mal l’empressement galant dont il fait preuve à mon égard, étant donné les circonstances, pensa Emma, mais il y a sans doute un grand nombre de manières d’être amoureux. C’est un excellent jeune homme qui conviendra parfaitement à Harriet ; je trouve seulement qu’il abuse des soupirs et des compliments : pour un personnage de second plan ma part de louanges est excessive. Sans doute, il agit ainsi par reconnaissance. »
Le jour même du voyage de M. Elton à Londres, un événement se produisit qui fut l’occasion pour Emma de juger de son influence sur Harriet. Celle-ci était venue faire une visite à Hartfield après déjeuner comme d’habitude ; elle était ensuite rentrée chez elle et devait revenir pour dîner ; elle arriva avant l’heure convenue ; son air nerveux et agité indiquait clairement qu’il s’était passé quelque chose d’extraordinaire dont elle brûlait de faire part à son amie. À peine assise, elle commença son récit : « Pendant mon absence, M. Martin est venu me demander ; il a rapporté différents morceaux de musique que j’avais prêtés à Elisabeth ; en ouvrant le rouleau j’ai été très étonnée d’y trouver une lettre de lui – de M. Martin – contenant une explicite demande en mariage. Qui aurait pu imaginer une chose pareille ? La lettre est bien tournée, du moins je le crois ; j’ai l’impression qu’il m’aime beaucoup et je suis très embarrassée pour répondre ; je me suis hâtée de venir vous trouver pour demander avis et conseil. » Emma se sentit honteuse en voyant son amie manifester une satisfaction si évidente.
— Sur ma parole, dit-elle, ce jeune homme est décidé à ne pas laisser échapper l’occasion de se marier avantageusement.
— Voulez-vous lire la lettre ? reprit Harriet.
Emma ne se fit pas prier. Elle lut et demeura étonnée : non seulement il n’y avait pas de fautes de grammaire, mais la lettre était digne d’un homme d’éducation ; le ton tout en restant simple était sincère et convaincant et tous les sentiments exprimés faisaient honneur à celui qui l’avait rédigée ; Harriet observait attentivement son amie et dit enfin :
— Eh bien, la lettre vous paraît-elle bien ?
— C’est, ma foi, une lettre fort bien tournée, reprit Emma, et je suis portée à croire que ses sœurs ont dû y collaborer. J’imagine difficilement que le jeune homme que j’ai vu causer avec vous l’autre jour puisse, livré à ses propres moyens, s’exprimer avec tant d’élégance. Pourtant ce n’est pas le style d’une femme : c’est trop concis et vigoureux. Évidemment ce jeune homme a du bon sens ; il pense clairement et quand il prend la plume il trouve les mots appropriés.
Elle ajouta, en rendant la lettre :
— Vraiment cette lettre surpasse de beaucoup mon attente.
— Eh bien ? Eh bien ? Que dois-je faire ?
— À quel point de vue ? Voulez-vous dire relativement à cette lettre ?
— Oui.
— Mais il faut y répondre, bien entendu, sans délai.
— Que dois-je dire ? Chère Mlle Woodhouse, donnez-moi votre avis.
— Non, Harriet, écrivez votre réponse en toute liberté ; l’essentiel est de vous faire clairement comprendre : il ne faut pas d’équivoque, pas de doute, pas de sursis ; quant aux expressions de reconnaissance et de regret pour le désappointement que vous causez elles vous viendront tout naturellement sous la plume.
— Alors… vous trouvez que je dois refuser, dit Harriet en baissant les yeux.
— Si vous devez refuser ! Ma chère Harriet, que voulez-vous dire ? Il y a un malentendu entre nous, puisque vous avez un doute sur le sens même de votre réponse ; je croyais, moi, que vous me consultiez simplement sur la forme et je vous demande pardon de m’être avancée de la sorte.
Harriet demeura silencieuse et Emma reprit avec une certaine réserve.
— D’après ce que je comprends, vous comptez donner une réponse favorable.
— Non, je n’ai pas cette intention… Que dois-je faire ? Je vous en prie, mademoiselle Woodhouse, conseillez-moi.
— Il ne m’appartient pas de vous donner un conseil, Harriet. Vous ne devez consulter que vous-même.
— Je n’avais pas idée qu’il m’aimât autant, dit Harriet en contemplant la lettre.
Pour s’en tenir à sa déclaration de neutralité, Emma se tut pendant quelques instants, mais, bientôt, craignant que l’influence de la délicieuse flatterie épistolaire ne devînt prépondérante, elle crut opportun d’intervenir :
— Je pose comme règle, Harriet, que si une femme hésite d’accepter les propositions d’un homme, elle doit prendre le parti de les repousser ; si elle ne peut se décider sur-le-champ à dire : « oui », c’est « non » qu’il faut répondre. On ne peut entrer dans l’état de mariage avec des sentiments douteux. J’estime qu’il est de mon devoir, comme votre amie et comme votre aînée, de vous donner cet avertissement, mais ne croyez pas que je veuille vous influencer.
— Certainement non ; mais si vous vouliez être assez bonne pour me donner votre avis… Non, ce n’est pas ce que je veux dire ; vous avez raison, il faut savoir se décider soi-même ; c’est une question trop grave. Il serait peut-être plus sage de dire « non ». Ne le croyez-vous pas ?
— Pour rien au monde, dit Emma en souriant, je ne voudrais vous conseiller dans un sens ni dans un autre : vous seule êtes juge des conditions de votre bonheur. Si vous jugez M. Martin l’homme le plus agréable que vous ayez rencontré, pourquoi hésiteriez-vous ? Vous rougissez, Harriet ! Est-ce qu’il vous semble qu’une autre personne réponde à cette définition ? Harriet, ne vous trompez pas vous-même, ne vous laissez pas entraîner par la reconnaissance. À qui pensez-vous en ce moment ?
Les symptômes étaient favorables : au lieu de répondre Harriet se détourna pour cacher sa confusion ; elle se tenait devant la cheminée, tout en maniant machinalement la lettre qu’elle avait à la main. Emma attendait le résultat de cette lutte intérieure avec impatience, mais non sans espoir. Finalement Harriet reprit avec quelque hésitation :
— Mlle Woodhouse, puisque vous ne voulez pas me donner votre opinion, il faut que je prenne une décision toute seule : je suis maintenant résolue… J’ai l’intention de refuser M. Martin. Croyez-vous que j’aie raison ?
— Tout à fait raison, ma bien chère Harriet ; vous faites précisément ce que vous deviez faire. Tant que vous étiez en suspens, j’ai gardé mon opinion pour moi, mais maintenant que vous êtes décidée, je m’empresse de vous approuver. Ma chère Harriet, vous me causez une vraie joie. Une des conséquences de votre mariage avec M. Martin eût été de vous séparer de moi. Je n’ai pas voulu vous le dire auparavant pour ne pas vous influencer ; je n’aurais pas pu rester en relations avec Mme Robert Martin d’Abbey Mill.
Harriet n’avait pas envisagé cette éventualité ; elle s’écria :
— C’est évident ! Je n’y avais jamais réfléchi. Chère Mlle Woodhouse, pour aucune considération, je ne renoncerai au plaisir et à l’honneur de votre intimité.
— À coup sûr, Harriet, j’aurais eu un véritable chagrin de vous perdre, mais c’était inévitable. Vous vous seriez exclue de la bonne société et j’aurais été forcée de vous abandonner.
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