Jane Austen - Emma (Édition intégrale)

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Emma Woodhouse a vingt-et-un ans. Elle habite la belle demeure de Hartfield, près du gros bourg de Highbury, avec son père âgé, hypocondriaque et veuf, entourée d'amis fidèles, tel Mr Knightley, son beau-frère, propriétaire du riche domaine voisin de Donwell Abbey. Son ancienne gouvernante, Miss Taylor, vient d'épouser un veuf fortuné, Mr Weston, dont le fils a été adopté tout jeune par son oncle et sa tante, les Churchill, avec qui il vit à Enscombe, dans le Yorkshire. Emma, persuadée d'être à l'origine du mariage de Miss Taylor, et d'avoir des talents d'entremetteuse, décide alors, pour occuper sa solitude, de faire épouser la jeune et jolie Harriet Smith, dont elle s'est entichée, par Mr Elton, le vicaire de Highbury.

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— Mon Dieu ! Comment aurais-je pu supporter cette séparation ! Je serais morte de chagrin de ne plus venir à Hartfield !

— Chère affectueuse créature ! Je ne puis vous imaginer exilée à Abbey Mill, réduite à la société de personnes vulgaires pour le reste de votre vie ! Je suis surprise que ce jeune homme se soit cru autorisé à vous demander en mariage. Il doit avoir une bonne opinion de lui-même.

— Je ne le crois pourtant pas vaniteux, répondit Harriet dont la conscience se révoltait devant un pareil parti pris. Il a un excellent naturel et je lui serai toujours reconnaissante. Évidemment de ce qu’il m’aime il ne s’ensuit pas que je doive partager ses sentiments. Je puis l’avouer : j’ai rencontré à Hartfield des personnes avec lesquelles indiscutablement il ne supporte pas la comparaison. Je conserverai néanmoins une très bonne opinion de M. Martin et le souvenir de son affection ; mais quant à vous quitter, c’est à quoi je ne me résoudrai jamais…

— Merci, ma chère petite amie, nous ne nous séparerons pas. Une femme ne doit pas épouser un homme pour la seule raison qu’il est amoureux d’elle et capable d’écrire une lettre convenable !

— Oh ! non… et du reste sa lettre est bien courte !

Emma sentit le manque de goût de son amie, mais elle se garda bien de le relever et répondit :

— Certainement ; du reste, ses capacités épistolaires eussent été une bien maigre compensation à l’insuffisance de son éducation et de ses manières dont vous auriez eu à souffrir journellement.

— Une lettre, ce n’est rien, reprit Harriet ; l’important est d’être heureuse et de passer sa vie avec des amis agréables ; je suis bien décidée à le refuser ; mais comment vais-je m’y prendre ? Que dois-je dire ?

Emma lui assura que la réponse ne présentait aucune difficulté, et lui conseilla de s’y mettre immédiatement. Harriet acquiesça dans l’espoir d’être aidée. Tout en protestant de son absolu désintéressement, Emma intervint dans la rédaction de chaque phrase. À mesure qu’elle relisait la lettre pour y répondre, Harriet se laissait attendrir et avait grand besoin d’être encouragée ; elle se montra si préoccupée à l’idée de rendre M. Martin malheureux, si affectée du contrecoup qui allait atteindre la mère et les sœurs, elle manifesta tant d’appréhension à l’idée de paraître ingrate qu’Emma se rendit compte que si le jeune homme avait pu plaider lui-même sa cause, il aurait sans doute été agréé.

Cependant, la lettre fut écrite, cachetée et envoyée ; Harriet était sauvée ! Emma ne s’étonna pas que son amie fût un peu déprimée pendant la soirée et s’efforça de la distraire tantôt en lui parlant de sa propre affection, tantôt en évoquant l’idée de M. Elton.

— Je ne serai jamais plus invitée à Abbey Mill, dit Harriet d’un air triste.

— En supposant que vous le fussiez, je ne sais s’il me serait possible de me priver de vous ; vous êtes trop nécessaire à Hartfield.

— Où je suis parfaitement heureuse ! Mme Goddard serait bien surprise si elle apprenait ce qui est arrivé ; je suis sûre que Mlle Nash ne s’expliquerait pas mon refus : elle qui considère que sa sœur a fait un excellent mariage en épousant un marchand de drap.

— Il serait fâcheux, Harriet, qu’une maîtresse d’école nourrisse des ambitions exagérées. Mlle Nash, sans aucun doute, considérerait cette conquête comme très flatteuse. Elle ne saurait imaginer rien de mieux pour vous. Les attentions d’une certaine personne ne doivent pas encore avoir transpiré à Highbury et nous sommes, je pense, les seules à soupçonner la vérité.

Harriet sourit et rougit ; elle manifesta son étonnement de l’affection qu’elle semblait inspirer. Après quelque temps, toutefois, elle sentit sa compassion pour M. Martin se réveiller.

— Maintenant il a reçu ma lettre… ses sœurs doivent être au courant : s’il est malheureux, elles seront malheureuses aussi. J’espère qu’il ne sera pas trop déçu.

— Et moi, reprit Emma, j’imagine qu’en ce moment M. Elton est occupé à montrer votre portrait à sa mère et à ses sœurs ; il proteste que l’original est beaucoup plus charmant encore, et cédant à leurs instances il leur confie votre nom.

— Mon portrait ! Mais il l’a laissé dans Bond Street.

— Vous croyez ? Non, ma petite Harriet, quoiqu’il en coûte à votre modestie, apprenez que votre portrait ne sera sans doute déposé chez l’encadreur de Bond Street que demain au moment du départ. Ce soir, il tiendra compagnie à M. Elton, qui choisira ce prétexte pour mettre sa famille au courant de ses projets, pour vous présenter à elle, pour vous faire connaître les principaux attraits de votre personne. Quelle curiosité sa confidence a dû susciter ! J’entends d’ici les interrogations et les cris de surprise !

Cette gracieuse évocation amena sur les lèvres d’Harriet un sourire plus assuré.

Chapitre 8

Harriet coucha ce soir-là à Hartfield ; depuis quelques semaines elle y passait plus de la moitié de son temps et insensiblement une chambre lui avait été réservée ; Emma jugeait qu’il valait mieux, à tous les points de vue, garder son amie auprès d’elle le plus possible pendant cette période de crise. Le lendemain matin, Harriet fut obligée d’aller chez Mme Goddard, mais il avait été entendu qu’elle viendrait passer une semaine à Hartfield.

Peu d’instants après le départ d’Harriet, M. Knightley fut introduit : les salutations terminées, Emma encouragea son père, qui était précisément sur le point de sortir, à mettre son projet à exécution ; M. Knightley joignit ses instances à celles d’Emma et malgré ses scrupules de politesse M. Woodhouse finit par céder.

— Eh bien ! dit-il, si vous voulez bien, monsieur Knightley, excuser mon impolitesse, je crois que je vais suivre l’avis d’Emma et sortir pendant un quart d’heure. Sans doute il est préférable que je profite des heures de soleil pour aller faire un tour. Je vous traite sans cérémonie. Nous autres valétudinaires, nous nous arrogeons des privilèges !

— Mon cher monsieur, ne me considérez pas comme un étranger ; je vous en prie.

— Ma fille me remplacera avantageusement ; elle se fera un plaisir de vous tenir compagnie. Dans ces conditions je prendrai la liberté d’aller faire ma promenade quotidienne.

— Rien de plus opportun, monsieur.

— Je vous demanderais bien de me faire le plaisir de m’accompagner, monsieur Knightley, mais je marche si lentement que ce serait un ennui pour vous ; du reste vous avez encore une longue route à faire pour rentrer à Donwell Abbey.

— Merci, monsieur, merci ; je m’en vais moi-même dans quelques instants, mais je crois qu’il serait préférable que vous ne perdiez pas de temps. Je vais aller chercher votre paletot et vous ouvrir la porte du jardin.

Finalement M. Woodhouse s’éloigna, mais M. Knightley, au lieu d’en faire autant, s’assit aussitôt, tout disposé à causer. Après un court préambule il se mit, contre son habitude, à faire l’éloge d’Harriet :

— Je n’ai pas une si haute opinion que vous de sa beauté, mais je reconnais que c’est une jolie petite créature ; elle a je crois un bon caractère ; c’est une nature malléable : bien dirigée elle peut devenir une femme de mérite.

— Je suis heureuse de vous entendre parler ainsi et j’espère bien qu’elle ne manquera pas de bonnes influences.

— Allons, je vois que vous attendez un compliment ; je vous dirai donc que vous l’avez améliorée ; ce n’est plus l’écolière qu’elle était ; elle vous fait honneur.

— Je vous remercie. Je serais humiliée, en effet, si je ne croyais pas lui avoir été de quelque utilité ; et je vous suis d’autant plus obligée de votre observation que vous n’êtes pas d’habitude prodigue de louanges.

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