1 ...8 9 10 12 13 14 ...20 — Ne m’avez-vous pas dit que vous l’attendiez ce matin ?
— D’un moment à l’autre ; je suis même étonnée qu’elle ne soit pas ici.
— Peut-être a-t-elle été retenue par quelque visite ?
— De peu d’intérêt, en tout cas !
— Qui sait si Harriet partage sur ce point votre manière de voir !
Puis il ajouta en souriant :
— Je ne prétends pas être sûr de l’heure et du jour, mais je puis vous dire que votre jeune amie apprendra bientôt une nouvelle tout à son avantage.
— Vraiment et dans quel genre ?
— J’ai des raisons de croire, reprit-il, qu’Harriet Smith recevra bientôt une demande en mariage – de premier ordre. Il s’agit de Robert Martin. La visite qu’elle a faite cet été à Abbey Mill paraît avoir porté ses fruits : il est extrêmement amoureux d’elle et est décidé à l’épouser.
— C’est bien aimable de sa part, répondit Emma ; mais a-t-il la certitude de trouver chez l’intéressée une ardeur égale ?
— Bien ! Bien ! J’emploierai des termes plus protocolaires : il se propose de demander la main d’Harriet. Il est venu avant hier à l’Abbaye pour me consulter à ce sujet. Il sait que j’ai pour lui et pour sa famille une grande estime et il me considère comme un de ses meilleurs amis ; il venait me demander si je ne trouvais pas que ce fût imprudent de sa part de se marier, si la jeune fille ne me paraissait pas trop jeune ; en un mot, si j’approuvais son choix. Il appréhendait – surtout depuis que vous en avez fait votre amie – qu’Harriet ne fût considérée comme occupant une situation sociale supérieure à la sienne. J’approuvai tout ce qu’il me dit ; je n’ai jamais entendu personne parler plus sensément que Robert Martin ; il est franc, loyal ; son jugement est excellent. C’est un bon fils et un bon frère. Il me fit entendre, en outre, qu’il avait les moyens de se marier ; dans ces conditions, je n’ai eu qu’à donner mon approbation pleine et entière. Je louai aussi la blonde personne et il me quitta fort satisfait. Cette visite a eu lieu avant-hier. Il est naturel de supposer qu’il ne tardera pas à mettre son projet à exécution : il n’a pas parlé hier, j’en infère qu’il est allé aujourd’hui chez Mme Goddard.
— Mais, dit Emma, qui depuis le commencement de ce discours souriait intérieurement, comment savez-vous que M. Martin ne s’est pas déclaré hier ?
— Ce n’est qu’une supposition, évidemment, mais elle me paraît plausible. Harriet n’a-t-elle pas passé toute la journée avec vous ?
— Allons, dit-elle, je vais vous faire une confidence en échange de la vôtre. Il a parlé hier ou pour mieux dire, il a fait sa demande par écrit et il n’a pas été agréé.
Elle dut répéter à deux reprises la dernière phrase pour convaincre son interlocuteur. M. Knightley se leva brusquement, le sang au visage, et dit d’un ton où perçaient la surprise et le dépit :
— Alors, c’est une plus grande sotte que je ne l’avais imaginé !
— Ah ! dit Emma, les hommes ne peuvent jamais s’expliquer qu’une femme rejette une demande en mariage : il leur semble qu’on ne saurait récuser pareil honneur !
— Qu’est-ce que vous dites ? Les hommes ne s’imaginent rien de tout cela. Que signifie cette nouvelle : Harriet Smith refuser Robert Martin ! Quelle folie ! Mais j’espère que vous vous trompez.
— J’ai vu sa réponse, rien ne pouvait être plus clair.
— Vous avez vu sa réponse ! Et sans doute vous l’avez dictée ! Emma, ceci est votre œuvre ; c’est vous qui avez persuadé Harriet de refuser.
— Quand bien même je serais intervenue (ce qui n’est nullement le cas) je ne croirais pas avoir mal fait ! M. Martin est un jeune homme respectable, mais je ne puis admettre qu’il soit l’égal d’Harriet ; ses scrupules étaient justifiés.
— Comment pas l’égal d’Harriet ! reprit M. Knightley en élevant la voix.
Puis il ajouta quelques instants après, d’un ton radouci mais incisif :
— En effet, il n’est pas son égal, car il est de beaucoup son supérieur en intelligence et en situation. Emma, votre infatuation pour cette jeune fille vous aveugle. Quels sont les titres d’Harriet Smith, soit comme naissance, soit comme éducation, à une alliance supérieure ? C’est la fille naturelle d’on ne sait qui ; elle n’a probablement aucune dot assurée et, en tout cas, pas de parenté respectable. Nous ne la connaissons que comme la pensionnaire de Mme Goddard. Elle n’est ni intelligente ni cultivée. On ne lui a rien enseigné d’utile et elle est trop jeune pour avoir acquis une expérience personnelle. Elle est jolie et elle a un aimable caractère : c’est tout. J’ai eu des scrupules au moment de donner mon approbation à Robert Martin ; j’estimais qu’il pouvait prétendre faire un mariage plus avantageux : selon toutes les probabilités, il aurait pu trouver beaucoup mieux au point de vue de la fortune et il ne pouvait guère tomber plus mal s’il cherchait une compagne intelligente ou une utile ménagère. Mais à quoi bon parler raison à un homme amoureux ! J’étais disposé à croire qu’entre ses mains Harriet deviendrait une autre femme. D’autre part j’étais persuadé que, de l’avis unanime, elle serait considérée comme extrêmement favorisée du sort. J’escomptais même votre satisfecit ; je pensais que vous ne regretteriez pas que votre amie vous quittât, quand vous la sauriez si heureusement établie.
— Il faut vraiment que vous me connaissiez bien peu pour avoir eu cette conviction. Je ne puis admettre qu’un fermier (malgré son bon sens et ses mérites, M. Martin, n’est-il pas vrai, n’a pas d’autre position sociale ?) soit un excellent parti pour mon amie intime ! Comment pourrais-je ne pas regretter de la voir épouser un homme avec lequel il me serait impossible d’avoir des rapports ? Je m’étonne que vous m’ayez prêté de pareils sentiments. Vous ne paraissez pas vous rendre compte de la situation d’Harriet. M. Martin est sans doute le plus riche des deux ; mais il est certainement l’inférieur d’Harriet au point de vue social ; le milieu dans lequel elle vit diffère essentiellement de celui du jeune homme ! Ce serait une dégradation !
— C’est tomber bien bas, en effet, pour une jeune personne de naissance anonyme que de s’allier à un fermier bien élevé, intelligent et riche !
— Sans doute les circonstances de la naissance d’Harriet sont malheureuses et j’admets qu’au point de vue légal elle est désavantagée ; mais s’il lui faut porter le poids de la faute d’autrui il est juste aussi qu’elle profite des avantages que lui confère son éducation. Il n’est pas douteux que son père ne soit un homme comme il faut et de plus un homme riche ; sa pension est extrêmement large ; rien n’a jamais été négligé pour son bien-être et son agrément. Pour ma part, je suis persuadée qu’elle est de bonne souche et personne, je pense, ne niera qu’elle ne soit en relation avec des filles bien nées.
— Quels que soient ses parents, reprit M. Knightley, rien n’indique qu’ils aient jamais nourri l’ambition de la faire pénétrer dans ce que vous appelez la bonne société. Après avoir reçu une éducation quelconque, elle a été laissée aux mains de sa maîtresse de pension, sans autre appui, pour faire son chemin dans la vie ; elle était par conséquent destinée à se mouvoir dans le cercle des connaissances de Mme Goddard ; ceux qui ont charge d’elle trouvaient évidemment ces relations suffisantes ; elle-même ne désirait pas mieux. Jusqu’au jour où il vous a plu de l’élever au rang d’amie intime, elle n’avait pas songé à se trouver supérieure à son entourage. Elle a été aussi heureuse que possible chez les Martin, cet été : son ambition n’allait pas plus loin ; si elle a grandi, c’est à cause de vous. Vous n’avez pas agi comme une amie vis-à-vis d’Harriet Smith. Robert Martin ne se serait pas avancé si loin s’il n’avait eu de bonnes raisons de croire qu’il ne déplaisait pas. Je le connais bien : il a trop de cœur pour se laisser guider par une passion égoïste. Quant à la vanité, il est impossible d’en avoir moins ! Croyez-moi : il a été encouragé.
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