Emma jugea plus commode de ne pas faire une réponse directe à ces assertions ; elle préféra reprendre le sujet à son point de vue :
— Vous êtes un ami très chaud de M. Martin, mais comme je l’ai déjà dit, vous êtes injuste pour Harriet ; les titres de celle-ci à un bon mariage ne sont pas aussi négligeables que vous le prétendez : son intelligence, sans être remarquable, n’est pas le moins du monde inférieure à la moyenne. Je n’insiste pas, néanmoins, sur ce point : admettons qu’elle soit simplement telle que vous la décrivez ; jolie et aimable. Laissez-moi vous dire qu’au degré où elle possède ces qualités, ce sont des atouts sérieux dans le monde. Elle est en réalité extrêmement jolie ; ce sera du moins l’avis de quatre-vingt-dix-neuf personnes sur cent ! Or, aussi longtemps que les hommes ne feront pas preuve, en face de la beauté, d’un détachement philosophique et qu’ils persisteront à tomber amoureux de gracieux visages et non de pures intelligences, une jeune fille douée des agréments physiques d’Harriet a bien des chances d’être admirée et recherchée ; elle est à même en conséquence de pouvoir choisir. Son aimable naturel, d’autre part, n’est pas un mince avantage ; ses manières sont douces, son caractère toujours égal, elle est modeste et disposée à apprécier le mérite des autres. Je me trompe fort, si votre sexe en général ne considère pas ces deux dons – la beauté et la bonne grâce – comme primordiaux chez la femme.
— Sur ma parole, Emma, à vous entendre raisonner de la sorte, je finirai par partager cette manière de voir. Il vaut mieux être dénuée d’intelligence que de l’employer, comme vous le faites.
— Fort bien ! reprit-elle en riant. C’est là le fond de votre pensée à tous ; une jeune fille dans le genre d’Harriet, répond précisément à l’idéal de votre sexe.
— J’ai toujours mal auguré de cette intimité, je vois aujourd’hui qu’elle aura des conséquences désastreuses pour Harriet : vous allez lui donner une si haute opinion d’elle-même qu’elle se croira des titres à une destinée exceptionnelle et ne trouvera plus rien à sa convenance. La vanité dans un cerveau faible fait des ravages. Malgré sa beauté, Mlle Harriet Smith ne verra pas affluer, aussi vite que vous le croyez, les demandes en mariage. Les hommes intelligents, quoi que vous en disiez, ne désirent pas une femme sotte ; les hommes de grande famille ne tiendront pas à s’unir à une jeune fille d’une distinction médiocre et la plupart des hommes raisonnables hésiteront devant le mystère d’une origine qui pourrait ménager des surprises désagréables. Qu’elle épouse Robert Martin et la voilà à l’abri et heureuse pour toujours ; mais si au contraire vous l’encouragez dans des idées de grandeur, elle risque fort de demeurer toute sa vie pensionnaire chez Mme Goddard ; ou plutôt (car je crois qu’une jeune fille de la nature d’Harriet finit toujours par se marier) elle y restera jusqu’au jour où, désabusée, elle se rabattra sur le fils du vieux maître d’écriture !
— Notre manière de voir diffère si complètement qu’il ne peut y avoir aucune utilité à prolonger cette discussion, monsieur Knightley ; nous n’aboutirons qu’à nous indisposer l’un contre l’autre. Pour ma part, je ne puis intervenir d’aucune façon : le refus qu’Harriet a opposé à Robert Martin est définitif. Il est possible qu’avant d’avoir vécu dans un milieu de gens comme il faut elle ait pu ne pas le trouver désagréable : c’était le frère de ses amies et il s’efforçait de lui plaire ; mais les circonstances ont changé et désormais seul un homme d’éducation et de bonnes manières peut prétendre plaire à Harriet Smith.
— Quels propos absurdes ! s’écria M. Knightley ; les manières de Robert Martin sont naturelles et agréables et il a plus de vraie noblesse d’esprit et de cœur qu’Harriet Smith n’est capable d’apprécier.
Emma ne répondit pas et s’efforça de prendre l’air indifférent ; en réalité elle commençait à se sentir mal à l’aise et désirait beaucoup clore l’entretien. Elle ne regrettait pas son intervention et continuait à se trouver meilleur juge sur une question de délicatesse féminine que son interlocuteur ; néanmoins comme elle était accoutumée à respecter l’opinion de M. Knightley, elle n’aimait pas se trouver en si flagrante contradiction avec lui. Quelques minutes se passèrent dans un silence pénible qu’Emma essaya de rompre en parlant du temps mais il parut ne pas entendre. Il méditait et finit par dire : « Robert Martin ne fait pas une grande perte, du moins s’il peut voir les choses sous leur vrai jour. Vos projets pour Harriet ne sont connus que de vous, mais, comme vous ne cachez pas votre goût pour combiner des mariages, il est naturel de supposer que vous avez dès à présent un plan et, en ma qualité d’ami, je dois vous dire que si vous avez M. Elton en vue, vous perdez votre peine. »
Emma se mit à rire en protestant contre ces allégations. Il continua :
— Elton est un charmant homme et un excellent vicaire, mais il n’est pas le moins du monde disposé à faire un mariage imprudent. Il se peut qu’il affecte un air sentimental dans ses discours, mais il n’en agira pas moins conformément à la raison. Il a tout autant conscience de ses propres mérites que vous de ceux d’Harriet. Il sait qu’il est très joli garçon et il n’est pas sans s’apercevoir de ses succès ; d’après sa manière de parler dans des moments d’expansion, je suis convaincu qu’il n’a aucune intention de ne pas profiter de ses avantages. Je l’ai entendu faire allusion à une famille où les jeunes filles qui sont les amies intimes de ses sœurs ont chacune cinq cent mille francs de dot.
— Je vous remercie beaucoup, reprit Emma ; si j’avais rêvé de faire épouser Harriet à M. Elton, il eût été charitable de m’ouvrir les yeux ; mais pour le moment je désire surtout la garder auprès de moi.
— Au revoir, dit M. Knightley se levant brusquement ; et il quitta le salon.
Il se rendait compte combien Robert Martin serait désappointé et il était particulièrement vexé de la part qu’Emma avait eue dans cette affaire.
Emma, de son côté, ne se sentait pas absolument satisfaite et la calme persuasion de son adversaire d’avoir la raison pour lui n’était pas sans éveiller en elle quelques doutes sur sa propre infaillibilité ; il était bien possible que M. Elton ne fût pas indifférent à la question d’argent, mais ne suffisait-il pas d’une vraie passion pour combattre les motifs intéressés ?
D’autre part, M. Knightley qui n’avait pas assisté aux diverses phases de cet amour n’était pas, selon l’appréciation d’Emma, à même d’en mesurer la portée : mieux renseigné, il aurait probablement eu confiance dans le succès final.
Harriet expliqua son retard de la façon la plus naturelle ; elle se trouvait dans de très bonnes dispositions. Mlle Nash lui avait fait part d’une conversation qu’elle venait d’avoir avec M. Perry, appelé chez Mme Goddard pour une élève. Harriet répéta ce récit avec une visible satisfaction. « En revenant, la veille, de Clayton Park, le docteur a croisé M. Elton se dirigeant sur Londres ; il a été très surpris d’apprendre que celui-ci ne rentrerait que le lendemain, car le soir même il y avait réunion au club de whist dont M. Elton était un membre assidu. M. Perry lui a fait remarquer combien il serait mesquin de sa part de s’absenter ce jour-là et de les priver de leur plus fort joueur ; il a essayé de le persuader de remettre son départ au lendemain mais sans succès. M. Elton était bien décidé à continuer son voyage et il a dit, d’un air singulier, qu’il partait pour une affaire dont aucune considération ne saurait le détourner ; il a laissé entendre qu’il s’agissait d’une commission des plus délicates et qu’il était porteur d’un dépôt extrêmement précieux. M. Perry n’a pas très bien compris ce dont il s’agissait, mais il est sûr qu’une dame devait être mêlée à cette aventure : il n’a pas caché ses soupçons à M. Elton qui a alors pris un air mystérieux et s’est éloigné à fière allure. » Harriet ajouta que Mlle Nash avait encore longuement parlé de M. Elton et lui avait dit, en la regardant avec insistance :
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