— Rien, ma mère ; vous aviez prévu ma réponse ; ce que vous croyez peut être vrai, peut être faux : nous n’en savons rien, mais lequel des deux que ce soit mes inquiétudes sont les mêmes.
— Fille insensible ! dit madame Dashwood avec un peu de dépit, vous voulez croire le mal plutôt que le bien ; vous préférez voir Willoughby coupable et votre sœur à jamais malheureuse, plutôt que d’admettre ce qui peut le justifier. Il a pris congé de nous, dites-vous avec moins d’affection qu’à l’ordinaire : n’accordez-vous donc, rien au chagrin qui l’oppressait ? Le pauvre garçon ne savait ce qu’il disait ni ce qu’il nous entendait dire seulement ; à mes yeux la singularité de sa conduite dans cet instant est plutôt une preuve de son amour et de sa sincérité.
— De son amour peut-être, dit Elinor ; je connais peu les effets de l’amour, mais de sa sincérité !! Ah ! ma mère ne pensez-vous pas qu’un entier aveu de son amour, des difficultés qui se présentaient pour le moment, et de ses intentions de les surmonter, nous l’aurait encore mieux prouvée. Sans doute il est des cas où le secret est nécessaire ; mais encore je ne puis m’empêcher d’être surprise que lui, Willoughby en ait été capable. Peut-être en effet est-il obligé de cacher ses engagemens avec ma sœur (si du moins ils sont engagés) à madame Smith, mais je ne vois aucune raison pour nous les cacher à nous.
— Pour les cacher, Elinor ! ai-je bien entendu ? est-ce bien vous qui reprochez de la dissimulation à Willoughby et à Maria, quand chaque jour, chaque instant vos regards leur reprochaient de n’en avoir pas assez ?
— Je ne manque pas de preuves de leur amour, maman, mais bien de leurs engagemens.
— Je suis aussi sûre de l’un que de l’autre.
— Alors je me tais et je suis contente ; mais pardon : j’ai cru que ni l’un ni l’autre ne vous en avaient parlé.
— Ni l’un ni l’autre, il est vrai ; mais qu’ai-je besoin de paroles quand les actions parlent si ouvertement ? Est-ce que toute la conduite de Willoughby avec Maria, et avec nous toutes, n’a pas prouvé positivement qu’il l’aimait et la considérait comme sa future compagne, et nous, comme ses parentes de cœur et de choix ? N’a-t-il pas demandé tous les jours mon consentement par ses regards, ses attentions, son tendre respect ? Ne le lui ai-je pas donné tacitement en souffrant ses assiduités auprès de ma fille ? Ô mon Elinor, comment pouvez-vous douter qu’ils ne soient solennellement engagés l’un à l’autre par des promesses positives ? Comment pouvez-vous supposer que Willoughby, persuadé de l’amour de votre sœur, comme il doit l’être, pourrait la quitter, et pour long-temps peut-être, sans s’assurer de la retrouver un jour pour la vie ? Pourquoi penserions-nous mal d’un homme que nous avons tant de motifs d’aimer, quoique nous ne le connaissions pas depuis long-temps ? Il n’est pas étranger ici ; et qui nous a dit un seul mot à son désavantage ? Vous voyez comme il est aimé de mon cousin sir Georges, qui s’intéresse assez à nous pour nous avoir averties s’il y avait quelque chose à dire contre lui. Au contraire ne cherche-t-il pas toujours dans ses parties à le rapprocher de Maria ? Non, non, je n’ai aucun doute, aucune crainte ; il reviendra j’en suis convaincue. En attendant, Elinor, je vous prie de ne pas déchirer davantage le cœur de votre pauvre sœur en ayant l’air de douter de lui. La pauvre enfant aura bien assez de peine à supporter son absence.
— Je me tairai avec elle, maman, et je désire de tout mon cœur de m’être trompée ; j’aime Willoughby, et un soupçon sur son intégrité ne peut pas vous être plus pénible qu’à moi. S’il nous écrit, si une correspondance s’établit entre lui et ma sœur, je n’aurai plus aucun doute.
— Vraiment, vous accordez cela ! quand vous les verrez devant l’autel, vous vous douterez alors qu’ils vont se marier.
Elles furent interrompues par l’entrée d’Emma. Elinor put réfléchir sur leur entretien ; elle voulait aller tâcher d’être admise auprès de sa sœur ; mais madame Dashwood l’en empêcha. Il fallait, disait-elle, laisser au moins cette matinée à son affliction, après quoi l’espoir de l’avenir la calmerait.
Elles ne la virent donc qu’au moment du dîner. Maria entra dans la chambre à manger sans dire une parole ; ses yeux étaient rouges et humides ; elle semblait retenir ses larmes avec difficulté ; elle évitait les regards, et ne pouvait ni parler ni manger. Après quelques momens sa mère lui pressa tendrement la main. Maria voulut lever les yeux sur elle, mais ils se tournèrent sur la place que Willoughby aurait occupée ; son faible courage l’abandonna ; elle fondit en larmes, et quitta la chambre.
Elle rentra un quart-d’heure après ; mais l’oppression de son cœur continua de même toute la soirée. Elle était sans pouvoir sur elle-même, parce qu’elle ne voulait même pas commander à son affliction ; la plus légère mention de ce qui pouvait avoir quelque rapport à Willoughby, la décomposait entièrement, et quoique sa mère et ses sœurs eussent la plus tendre attention de ne rien lui dire qui pût renouveler sa douleur, il aurait fallu ne pas parler du tout pour l’éviter. Elle avait tellement identifié sa vie, ses pensées, ses actions avec Willoughby, qu’on ne pouvait parler de rien qui n’y eût quelque rapport.
MARIA se serait trouvée impardonnable si elle eût été capable de fermer l’œil la première nuit après le départ de Willoughby. Elle aurait été honteuse le matin de se présenter à sa famille avec un teint reposé, et n’ayant pas autant besoin de repos qu’avant de se mettre au lit ; mais il n’y avait point de danger qu’elle eût le tort de dormir dans cette circonstance. Elle ne ferma pas l’œil de toute la nuit, et en passa une grande partie dans les larmes. Elle se leva avec un grand mal de tête, toujours incapable de parler, ne prenant de nourriture que ce qu’il fallait pour ne pas mourir de faim, donnant par là beaucoup de chagrin à sa mère et à ses sœurs, et rejetant toutes leurs consolations. Maria sans doute était très sensible , mais n’avait pas l’ombre de raison.
Quand elle avait fini de déjeûner ou de voir déjeûner, elle allait se promener seule, errait dans le village d’Altenham ou sur la colline où elle avait rencontré Willoughby, se nourrissait des souvenirs de son bonheur passé, et pleurait amèrement sur son malheur actuel. Voilà quel était le principal emploi de ses matinées, et les soirées se passaient à-peu-près de même, à rêver, appuyée sur sa main, ou ses regards attachés sur la colline. Quelque-fois elle allait à son piano, et jouait tous les airs que Willoughby aimait, où leurs voix avaient été si souvent réunies ; elle suivait chaque ligne de musique qu’il avait écrite pour elle, jusqu’à ce que son cœur fût près de se rompre ; elle passait ainsi tous les jours des heures entières devant son piano, chantant et pleurant alternativement, sa voix souvent totalement arrêtée par ses sanglots. Dans ses lectures aussi bien que dans sa musique, elle ne cherchait que ce qui pouvait nourrir son chagrin et ses regrets ; elle ne lisait rien que ce qu’ils avaient lu ensemble, et le moindre passage relatif à sa situation, renouvelait et augmentait sa douleur.
Une telle violence d’affliction ne pouvait pas, il est vrai, durer toujours au même point ; au bout de quelques jours, sans s’affaiblir, elle se calma et devint une profonde mélancolie. Mais ses occupations, ses promenades solitaires, ses méditations furent les mêmes et produisaient encore des effusions de larmes.
Aucune lettre de Willoughby n’arriva, et Maria ne paraissait point en attendre. Sa mère était surprise, et Elinor inquiète, mais madame Dashwood trouvait toujours des explications pour tout ce qui pouvait accuser Willoughby d’indifférence. — Rappelez-vous, Elinor, dit-elle, combien souvent sir Georges va prendre lui-même nos lettres à la poste et nous les apporte ; Willoughby devant qui il nous les a souvent remises, le sait très bien. Nous avons supposé vous et moi que le secret était peut-être nécessaire, et peut-il y en avoir dans leur correspondance si elle passe par les mains de sir Georges, qui connaît sans doute l’écriture de son jeune ami.
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