Billy tua les deux autres fantassins dans leur sommeil. Il tua ensuite la voyageuse temporelle, la soi-disant gardienne, qui s’appelait Ann Heath.
Puis il partit dans le passé. Puis il condamna les issues. Puis il les vérifia.
Épuisé et effrayé, Billy s’endormit dans le cinéma.
Le film – un film « artistique », montrant surtout des gens en train de baiser – continua ses marmonnements autour de lui.
Dans son rêve, il déroula des films personnels.
Billy ne connaissait pas grand-chose en histoire.
Après son recrutement, quand il s’ennuyait au camp d’entraînement, il s’emparait parfois des romans populaires que lisaient ses camarades… des romans historiques illustrés portant sur l’extravagant vingtième siècle. Ils plaisaient à Billy. On y trouvait toujours une morale peu équivoque sur les péchés de gloutonnerie et d’orgueil, mais Billy sentait bien que les auteurs prenaient autant de plaisir lubrique à écrire ces histoires que lui à les lire. Certains de ces livres avaient été interdits en Californie parce qu’ils décrivaient sans fard des magnats forestiers qui brûlaient des arbres ou des politiciens cupides en train de parcourir le monde à bord d’avions à essence. En tant que conscrit, Billy savourait la promiscuité de ses ancêtres. Il trouvait qu’ils avaient dansé avec beaucoup de classe au bord du gouffre.
Ce furent ses premières pensées cohérentes sur le passé.
Le reste de ses connaissances était banal. Le climat avait commencé à changer bien avant sa naissance. À l’école, on lui avait fait chanter des chansons pieuses à ce sujet. Soleil et eau, vent et arbre, qu’ont-ils à voir avec moi ? Soleil et eau, arbre et vent, contre eux, mon Père, j’ai péché. Mais le climat était le destin de Billy. Bien avant sa naissance, un violent courant circulaire d’air tropical s’était formé et stabilisé au-dessus des eaux des Caraïbes et du golfe du Mexique. La Zone des Tempêtes était apparue et avait gagné en force ; suivant les années, elle se limitait presque à un nœud dans le courant-jet ou générait ouragan sur ouragan, ce qui maltraitait des littoraux déjà dévastés par la montée globale des océans et la fonte des pôles. Et chaque décennie, avec l’atmosphère qui se réchauffait d’un demi à un degré, la tendance s’accentuait : la Zone des Tempêtes était devenue une nouvelle caractéristique climatique stable.
Quand Billy eut cinq ans, toute personne pouvant se le permettre avait émigré hors des États côtiers du Sud-Est. Mais les pauvres y étaient restés, rejoints par les réfugiés des Caraïbes et d’Amérique centrale qui recherchaient l’abri relatif de ces grandes villes américaines en ruine. Il y eut des émeutes de la faim, des émeutes de sécession. Washington expédia des troupes.
Quand Billy fut recruté, la guerre durait depuis sept ans. Elle s’était transformée en un de ces conflits suppurants en grande partie ignorés par les prestigieux cartels d’informations européens. Une tentative absurde, d’après certains, de préserver comme américain un territoire devenant rapidement inhabitable. La guerre se poursuivit néanmoins. Billy s’en souciait peu, du moins au début. Recruté à l’âge de douze ans, il fut expédié dans divers camps d’entraînement ou d’endoctrinement, le plus souvent dans l’Ouest. Il passa deux ans à garder les voies ferrées transcontinentales, là où elles traversaient une région insurgée du Nevada : les autochtones en manque d’eau avaient essayé à plusieurs reprises de dynamiter les trains. Si Billy ne combattit pas, il adorait regarder passer les trains. De grands obus argentés qui frissonnaient dans la brume de chaleur, lourds de céréales, de lingots, de matériel de guerre ou d’hydrogène liquide. Les trains lévitaient sans bruit d’un horizon à l’autre et laissaient dans leur sillage des tourbillons de poussière. Billy s’imaginait à bord d’un de ces trains à destination de l’Ohio. Mais c’était impossible. Il serait porté absent sans permission ; il y avait des restrictions de voyage. Il serait abattu. Il adorait quand même y penser.
Il se sentait seul, au Nevada. Il vivait dans une caserne de pierre avec trois autres recrues ainsi qu’un officier vieillissant et en armure du nom de Skolnik. Billy se demandait s’il verrait un jour une femme, s’il en tiendrait une dans ses bras, en épouserait une, lui ferait des enfants. En principe, il dépendait d’une division blindée du 17e régiment d’infanterie, sauf qu’on ne lui avait pas encore distribué son armure : dans son for intérieur, il espérait qu’on ne le ferait jamais. On renvoyait certaines recrues dans leurs communautés après une simple période de tâches subalternes. Peut-être cela lui arriverait-il aussi. Billy prenait soin d’effectuer tout ce qu’on lui demandait… mais lentement, pesamment. C’était une forme de rébellion silencieuse.
Qui ne servit à rien. Le jour de son dix-septième anniversaire, on envoya Billy dans l’Est pour traitement.
On lui donna son armure et on l’affecta dans la Zone.
Il s’éveilla dans le cinéma sur la 42e Rue. Il se traîna dehors, dans une nuit lamentablement humide.
En rentrant chez lui, il sentit un surcroît d’énergie, comme des picotements sur la peau… des hormones libérées au goutte-à-goutte par la glande enfouie dans les élytres, supposa-t-il. C’était bon signe, ce qui lui remonta le moral. Peut-être la panne ne se révélerait-elle que passagère.
Au moins ses pensées avaient-elles retrouvé une certaine cohérence.
Une fois de retour dans l’appartement, il connecta le casque et l’armure en priant pour que les routines de diagnostic fonctionnent encore.
Ses optiques projetèrent chiffres et graphiques dans son champ de vision. Une séquence de diagnostics complète prenait plus d’une heure, mais Billy connaissait les valeurs normales de chacun des nombres. Il s’intéressa d’abord aux systèmes électriques, puis aux biologiques. Tout lui parut normal ou proche de la normale, à l’exception de deux points : une tension sanguine locale et les températures d’une minuscule pompe circulatoire. Billy mena le diagnostic général à son terme avant de réafficher ces nombres pour les examiner de plus près. Il demanda à l’armure une séquence complète sur les abdominaux, dont il attendit les résultats non sans nervosité.
D’autres chiffres apparurent, surtout des indications de pression. Mais Billy comprit ce que signifiaient ces points décimaux aux mauvais endroits : un caillot de sang s’était coincé dans la lancette en forme d’anche.
Billy sortit de son armure.
Il s’était abstenu de la régler à cent pour cent, même s’il l’avait beaucoup portée durant la semaine, et peut-être avait-il bien fait : cela aurait sollicité davantage la glande dans les élytres et peut-être propulsé le caillot dans une artère. Billy aurait pu mourir.
Le Besoin restait néanmoins très puissant.
L’armure était désormais flasque dans ses mains. Il retourna les élytres flexibles pour déployer la lancette, un long microtube étroit encore humide de sang.
Dans lequel le caillot s’était coincé.
Billy alla dans la cuisine faire chauffer une casserole d’eau sur la gazinière. Quand elle bouillit, il ajouta une poignée de sel Morton afin d’obtenir la salinité approximative du sang humain. C’était du « SAV d’urgence », une technique qu’il n’avait jamais testée, même s’il se souvenait l’avoir apprise.
Une fois l’eau suffisamment refroidie pour qu’il puisse la toucher, Billy plongea la lancette dedans.
Les micropompes réagirent à la chaleur. Des filets de sang sombre suintèrent dans la casserole.
Billy ne pouvait dire si le caillot s’était dissous.
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