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Robert Wilson: Les Chronolithes

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Robert Wilson Les Chronolithes

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Scott Warden était là à Chumphon, Thaïlande, quand le premier chronolithe est apparu : un obélisque de plus de cent mètres de haut, d’un bleu impossible, gelant un paysage de jungle dévasté ; un monument commémorant une victoire, celle du seigneur de la guerre Kuin, victoire qui n’aura lieu que dans vingt ans et trois mois. Mais qui est Kuin ? Un tyran, le sauveur d’une humanité à la dérive, un extraterrestre aux traits indubitablement asiatiques, un futur dirigeant chinois, une rumeur qui, grâce à la turbulence Tau, deviendra réalité ? Et que sont réellement ces chronolithes qui ravagent le monde ? C’est à toutes ces questions que Scott et son ancien professeur de physique, Sulamith Chopra, devront répondre, non sans avoir à parcourir le globe, de Chumphon à Jérusalem, du Mexique au Wyoming. Après , voici le second roman de Robert Charles Wilson dans la collection Lunes d’encre, un thriller temporel comme vous n’en jamais lu, qui a valu à son auteur une nomination méritée au prestigieux prix Hugo.

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Robert Charles Wilson

Les Chronolithes

PREMIÈRE PARTIE :

L’avènement des Chronolithes

1

C’est Hitch Paley qui, en poussant sa moto Daimler déglinguée sur la plage de sable à l’arrière du Haat Thai Dance Pavillon, m’a invité à assister à la fin d’une époque. La mienne, et celle du monde. Mais je ne lui jette pas la pierre.

Les coïncidences n’existent pas. Je le sais, maintenant.

Il s’est approché de moi en souriant, ce qui, avec lui, est rarement de bon augure. Il portait la tenue classique des Américains en Thaïlande durant ce dernier bon été : un short militaire, des sandales à la saint Jean-Baptiste, un T-shirt kaki trop grand pour lui et un serre-tête élastique à fleurs. C’était un homme de haute taille, un ancien Marine qui avait adopté les usages locaux, avec une barbe et un début de bedaine. Malgré ses habits, il en imposait. Pire : il faisait peur.

Je savais pertinemment qu’il avait passé la nuit sous la marquise en compagnie d’une fonctionnaire du corps diplomatique allemand. Ils avaient commencé par se nourrir l’un l’autre de biscuits épicés assaisonnés de hasch, puis étaient sortis admirer les reflets de la lune sur la mer. Il n’aurait pas dû être déjà levé, et encore moins de bonne humeur.

Je n’aurais pas dû être debout non plus.

J’étais resté plusieurs heures devant le feu de joie avant de rentrer retrouver Janice, mais nous n’avions pas dormi. Notre fille Kaitlin avait pris froid, et Janice avait passé la soirée à la bercer tout en se battant contre les cafards gros comme le pouce établis dans les recoins chauds et graisseux de la gazinière. Étant donné la chaleur de la nuit et les relations déjà tendues entre Janice et moi, cela rendait probablement inévitable que nous nous disputions quasiment jusqu’à l’aube.

Hitch et moi n’étions donc pas en forme, ni d’ailleurs n’avions les idées bien claires, même si je retirais du soleil matinal l’impression trompeuse d’être éveillé, la conviction qu’éclairé avec tant d’éclat, le monde était forcément sûr et durable. Sous ce soleil annonciateur d’un après-midi sans nuages, les sloops de pêche sur les eaux lourdes et miroitantes du golfe ressortaient aussi nettement que sur un écran radar. La grève était large et plate comme une grande route, une route qui mènerait à une destination parfaite et anonyme.

« Dis, tu as entendu ce bruit, la nuit dernière ? » Hitch a entamé la conversation à sa manière habituelle, c’est-à-dire sans le moindre préambule, comme si nous venions de nous quitter. « Celui qui ressemblait au passage d’un jet de l’aéronavale ? »

La réponse était oui. Vers quatre heures du matin, Janice venait de se traîner jusqu’au lit. Kaitlin dormait enfin, je me trouvais donc seul attablé à la cuisine, face à une tasse de mauvais café posée sur la toile cirée marquée de brûlures. Le volume de la radio, baissé au niveau d’une conversation polie, diffusait le programme d’une station de jazz américaine.

Le son en était devenu strident et bizarre durant une trentaine de secondes. Un coup de tonnerre avait retenti, dont l’écho avait renvoyé plusieurs roulements (le « jet de l’aéronavale » mentionné par Hitch). Quelques instants plus tard, les pots de bougainvillées de Janice avaient cliqueté contre la vitre sous l’effet d’une étrange brise froide. Les stores s’étaient soulevés pour retomber en une petite révérence, la porte de la chambre de Kaitlin s’était ouverte toute seule, et sous sa moustiquaire, Kaitlin, sans se réveiller, avait poussé un petit grognement mécontent en se retournant.

Plutôt qu’à un jet de l’aéronavale, j’avais songé à un orage d’été, aux premiers ou aux derniers marmonnements d’une tempête sur le golfe du Bengale. Cela n’avait rien d’inhabituel à cette période de l’année.

« Ce matin, un groupe de traiteurs est passé au Duc nous acheter tout notre stock de glace, a raconté Hitch. Ils allaient à la datcha d’un nabab. D’après eux, cela a brassé du côté de la route de la colline. Un truc genre feu d’artifice ou tir d’artillerie qui a abattu un bosquet d’arbres. On va jeter un œil, Scotty ?

— Ça ou autre chose…

— Quoi ?

— D’accord. »

Cette décision qui allait bouleverser ma vie, je l’ai prise sur un coup de tête. La faute à Frank Edwards.

Frank Edwards, animateur de radio de Pittsburgh, a publié au siècle dernier une compilation (Stranger Than Science, 1959) de faits miraculeux présentés comme véridiques, dont des légendes aussi tenaces que le mystère de Kaspar Hauser ou l’explosion, en 1910, d’un « vaisseau spatial » au-dessus de Tunguska (Sibérie). Le livre et ses quelques suites avaient beaucoup compté chez nous, à l’âge où j’étais assez naïf pour les prendre au sérieux. J’avais dévoré en trois veillées nocturnes la vieille édition usée de Stranger Than Science que mon père avait récupérée dans les rebuts d’une bibliothèque pour me l’offrir. Sans doute pensait-il que ce genre de lecture ne pouvait que stimuler l’imagination d’un garçon de dix ans. Dans ce cas, il ne s’était pas trompé. Tout un monde séparait Tunguska du lotissement clos de Baltimore dans lequel Charles Carter Warden s’était installé avec son épouse anxieuse et leur fils unique.

En grandissant, j’avais perdu l’habitude de croire à ce genre de choses, mais le mot « étrange » était devenu à mes yeux une espèce de talisman personnel. Étrange, comme mon parcours dans la vie. Ou la décision de rester en Thaïlande une fois les contrats volatilisés. Ou ces longues journées et ces nuits de drogue sur les plages de Chumphon, Ko Samui ou Phuket. Aussi étranges que la géométrie torsadée des antiques temples bouddhistes.

Peut-être Hitch avait-il raison. Peut-être un mystérieux miracle avait-il atterri dans la province. Il s’agissait plus probablement d’un incendie de forêt ou d’une fusillade liée aux trafics de drogue, mais Hitch affirmait que les traiteurs avaient parlé de « quelque chose venu de l’espace »… Et pourquoi l’aurais-je contredit ? J’étais énervé, sans perspective plus réjouissante pour la journée que d’affronter à nouveau les récriminations de Janice. Voilà pourquoi j’ai dit merde aux conséquences et sauté en croupe sur la Daimler de Hitch. Nous nous sommes éloignés de la côte dans un nuage de gaz d’échappement bleuté. Je ne me suis pas arrêté pour informer Janice de ma destination. Je ne pensais pas que cela pourrait l’intéresser, et de toute façon j’allais revenir avant la tombée de la nuit.

À cette époque, beaucoup d’Américains disparaissaient à Chumphon et Satun, soit kidnappés pour obtenir une rançon, soit assassinés pour leur petite monnaie, soit recrutés pour transporter de l’héroïne. J’étais assez jeune pour ne pas m’en soucier.

Nous sommes passés devant le Phat Duc, la cahute dans laquelle Hitch prétendait vendre des articles de pèche mais se livrait en réalité à un florissant commerce de marijuana locale avec les vacanciers, et nous avons emprunté la nouvelle route côtière. Il n’y avait pas beaucoup de circulation, à part les bus de touristes : rien que quelques dix-huit roues sortant des établissements piscicoles C-Pro, des taxis collectifs et des songthaews décorés comme des chars de carnaval. Hitch conduisait avec la dextérité et l’insouciance d’un autochtone, transformant le voyage en exercice de contrôle de sa vessie. Mais le flot d’air humide était rafraîchissant, surtout une fois sur la route qui menait à l’intérieur des terres, et la journée peu avancée promettait d’accoucher de miracles.

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