« Merci, dit Billy.
— Pas de quoi. Enfin je ne pense pas. »
Le dernier client de Lindner’s partit à dix-sept heures quinze, le magasin fermait à dix-huit heures. Billy partagea son attention entre la devanture et l’horloge murale du delicatessen. À dix-huit heures, fébrile, il observait avec une concentration intense.
Il vit le vieil homme – le propriétaire, supposa-t-il – s’approcher de la porte avec un trousseau à la main et retourner la pancarte pour exposer le mot FERMÉ.
Abandonnant sa table, Billy sortit dans la rue.
Un après-midi chaud et ensoleillé. Il s’abrita les yeux.
Chez Lindner, le propriétaire – gros, les cheveux gris, le crâne de plus en plus dégarni – franchit le seuil et manipula ses clefs. Puis s’arrêta, se retourna, lança quelques mots dans la pénombre du magasin, tira la porte et s’éloigna.
Billy comprit aussitôt et avec beaucoup d’intérêt que le vieil homme avait laissé quelqu’un à l’intérieur.
Il était de toute manière fort peu probable que le corpulent propriétaire constitue sa cible : il semblait trop à son aise, trop s’ennuyer, trop bêtement chez lui. Attends ton heure, se dit Billy. Patiente, observe.
Il s’approcha du kiosque à journaux, où il fit semblant d’examiner un exemplaire de Life.
Le deuxième homme sortit un instant plus tard et verrouilla la porte avec sa propre clef.
Celui-là, pensa Billy. Son cœur se mit à battre plus vite dans sa poitrine.
Billy le suivit à distance respectueuse.
Il se fiait à son intuition, mais ne pensait pas vraiment se tromper. Sa proie était un homme assez jeune en jean bleu clair et chemise de coton, chaussé de tennis qui semblaient d’un anachronisme suspect. Il y a de la poussière dans la semelle de ces chaussures, se dit Billy. Et peut-être aussi en restait-il dans le tissu de son pantalon. Dans le noir, ce type s’illuminerait comme un tube de néon. Billy en était sûr.
Il se laissa distancer d’un ou deux blocs d’immeubles sans cesser sa filature.
L’homme sentit la présence de Billy. Cela arrivait parfois aux proies. Pas toujours, certaines ne repéraient tout bonnement pas les indices. On pouvait s’asseoir à côté d’elles dans le métro, les suivre sur un escalier roulant, lire par-dessus leur épaule : elles ne s’apercevaient de rien. Le plus souvent, la victime était prévenue par son instinct et se mettait à marcher un peu plus vite, à jeter un coup d’œil nerveux derrière elle. En fin de compte, bien entendu, cela ne changeait rien : une proie était une proie. Mais Billy voulait désormais se montrer prudent. Il ne pouvait se servir de l’armure de manière trop voyante et il ne voulait pas perdre cette piste.
Il traversa la rue afin d’avancer en parallèle à sa proie, puis s’enfonça dans un magasin d’alcools pour acheter une bouteille trapue de whisky, encore que n’importe quelle bouteille aurait pu lui servir d’accessoire. Il se carra le sachet en papier sous le bras et ressortit en hâte. Il repéra sa cible à un bloc de là, en train de se diriger vers un quartier miteux bordant celui des entrepôts.
À un moment, la cible s’arrêta, se retourna et regarda dans la direction de Billy.
Et toi, qu’est-ce que tu vois ? se demanda Billy. Sûrement pas la même chose que M. Shank. Pas la mort toute nue, pas par un après-midi ensoleillé comme celui-là. Billy traversa au carrefour et examina son propre reflet dans une vitrine. Vit un homme aux cheveux gris qui portait un pardessus gris sale et une bouteille dans un sachet de papier brun. Laid, sans toutefois rien de remarquable. Il eut un petit sourire.
La proie – le voyageur temporel – faillit se jeter sous un taxi (Billy envisagea cette possibilité avec un mélange de regret et de soulagement), recula à la dernière seconde (Billy ressentit un mélange différent de soulagement et de regret), puis s’enfonça en hâte dans l’entrée d’un immeuble d’habitation.
Billy nota l’adresse.
Suis-le, fut sa pensée suivante. Suis-le dans la petite chambre minable qu’il occupe. Tue-le là-dedans. Finis-en. Son armure voulait une mise à mort.
Puis Billy hésita…
Et le monde s’éteignit.
S’éteignit, c’est ainsi qu’il y pensa plus tard. Cela lui fit l’impression d’une extinction… littéralement, comme si quelqu’un avait éteint une ampoule à l’intérieur de son crâne.
Il fut soudain Billy Gargullo, garçon de ferme, debout sur le trottoir d’une rue sale du Lower East Side dans un passé vétuste, avec les mots tue-le qui lui résonnaient encore dans le crâne comme le refrain d’une chanson obscène. Il pensa à l’homme qu’il venait de suivre et fut soudain pris d’un brûlant accès de culpabilité.
Tout à coup, Billy n’était pas un tueur. Ce n’était pas un chasseur, ses sens n’avaient plus rien d’affûté. Il se sentait stupide, idiot, effrayé, les pieds en plomb. Ses vêtements pesaient trop lourd ; il se mit à suer.
Son armure avait eu une défaillance.
Billy fuit.
Il ne pouvait pas fuir des problèmes de ce genre. Ce fut néanmoins sa première réaction. Il courut jusqu’à perdre haleine, à se plier en deux, à suffoquer, puis marcha dans un brouillard glacé jusqu’à ce que les réverbères clignotent et s’allument.
Il chercha refuge dans un cinéma de la 42e Rue, où des hommes seuls se masturbaient au balcon ou se satisfaisaient mutuellement dans les cabines des toilettes. D’autres soirs, Billy serait venu y chercher des victimes. Mais l’ironie de la situation lui échappa. Terrifié, il se blottit au fond d’un fauteuil déchiré, dans la lumière tremblotante de l’écran.
Sa vie était peut-être terminée.
Billy pouvait avoir fait une mauvaise affaire depuis le début. Il avait saisi l’occasion quand elle s’était présentée : sauter dans le fabuleux passé, quitter la Zone des Tempêtes, la zone des combats, l’infanterie, la peur mortelle ; condamner les issues et les vérifier ; mener une vie modeste et secrète en ne s’autorisant l’armure qu’en de rares et confidentielles occasions.
Oh, mais dis donc, Billy (avait déjà objecté à l’époque une partie de lui-même), l’armure ne durera pas éternellement, il n’y a pas de pièces de rechange là où tu vas, ni pièces, ni main-d’œuvre, ni réparation. Il imagina un Besoin impitoyable, insatiable et en fin de compte fatal.
Mais cela n’arriverait peut-être pas (s’était dit Billy). Qui savait combien de temps durerait l’armure dorée ? Préservée des combats, maintenue, soignée, lustrée, entretenue, surveillée, dorlotée… Peut-être durerait-elle éternellement. Du moins aussi longtemps que vivrait Billy. Les blocs d’alimentation faisaient du bon boulot dans ce domaine.
Voilà ce qu’il s’était dit.
Cela ne lui avait pas semblé un conte de fées, à l’époque.
Il s’agissait d’un risque calculé. Peut-être cet optimisme constituait-il un défaut de son bagage mental : peut-être un faux mouvement du scalpel, à l’hôpital militaire, l’avait-il laissé trop indépendant d’esprit ou trop vulnérable à l’imagination. Billy s’était recroquevillé pour se protéger du bruit et de la fureur de la zone de combat en se disant tu n’es pas obligé de rester ici… ce qui n’était pas peu dire, avec le vent dehors, les éclairs incessants, les combats furtifs dans les bâtiments en ruine, au milieu de ce paysage dévasté et cauchemardesque à mille cinq cents kilomètres de l’Ohio.
Il ne put s’empêcher de se souvenir de cette époque.
Ils étaient trois à avoir découvert la voyageuse temporelle.
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