Lorsqu’elle arriva au bout de l’histoire, Catherine se sentit néanmoins soulagée de l’avoir racontée.
Archer affirma la croire, mais peut-être cherchait-il uniquement à se montrer poli. « Je veux que vous m’y emmeniez », dit-il.
Cette perspective raviva la peur de la jeune femme. « Maintenant ?
— Bientôt. Aujourd’hui. Et avant la nuit. » Il hésita. « Vous avez pu vous tromper sur ce que vous avez vu. Peut-être quelqu’un a-t-il vraiment besoin d’aide.
— J’y ai pensé. C’est possible. Mais je sais ce que j’ai vu, monsieur Archer.
— Doug, rectifia-t-il distraitement. Je persiste à penser qu’on doit y retourner. S’il y a la moindre possibilité que quelqu’un soit blessé là-bas. À mon avis, on n’a pas le choix. »
Catherine y réfléchit. « J’imagine que non », convint-elle à contrecœur.
Mais l’après-midi touchait désormais à sa fin, ce qui rendait la forêt peut-être encore plus sinistre. Revigorée par l’eau-de-vie et de nombreuses paroles apaisantes, Catherine conduisit Archer au pied de la colline, lui fit traverser le cours d’eau, les fourrés de ronces et les bosquets de grands douglas, jusqu’au bord du pré où se dressait le bûcher.
Celui-ci n’avait pas changé, à part dans l’imagination de la jeune femme. Il était moussu, antédiluvien, petit, et tout à fait ordinaire. En le regardant, elle imagina des monstres.
Ils restèrent un moment figés dans un silence crispé.
« Quand on s’est rencontrés, rappela Catherine, vous m’avez demandé de faire attention à ce qui pourrait se produire d’étrange. » Elle le regarda. « Vous vous attendiez à ça ? Aviez-vous la moindre idée de ce qui se passait ici ?
— Je ne m’attendais à rien de la sorte, non. »
Il lui parla d’une maison qu’il avait vendue à un certain Tom Winter, lui raconta le passé étrange de cette maison, sa propreté perpétuelle, la disparition de Tom Winter.
« C’est près d’ici ? s’enquit-elle.
— À quelques centaines de mètres en direction de la route.
— Il y a un lien ? »
Archer haussa les épaules. « Il se fait tard, Catherine. On ferait mieux de s’occuper de ça tant qu’on peut. »
Ils s’approchèrent de la porte en bois brut du bûcher.
Archer voulut actionner le loquet, mais Catherine l’en empêcha. « Non. Laissez-moi faire. » C’est toi qui l’as trouvé, Catherine, aurait dit Mémé Peggy. Il t’incombe de t’occuper de lui.
Déjà la chose à l’intérieur était devenue « lui ». Catherine avait chassé l’image de son esprit pour se concentrer sur la voix.
Aidez-moi.
Catherine inspira à fond et ouvrit la porte.
Le soleil s’étant peu à peu approché de la cime des arbres, il y avait moins de lumière qu’au matin à l’intérieur du bûcher, bourdonnante pénombre verte où flottait une odeur de terreau. Catherine plissa le nez et attendit que ses yeux s’habituent. Doug Archer regardait par-dessus son épaule. Au moins, sa présence la rassurait un peu.
Pendant un instant, elle n’entendit que le battement rapide de son propre cœur, ne vit qu’ombre et désordre.
Puis Archer força la porte à pivoter complètement sur ses gonds, ce qui laissa pénétrer davantage de lumière oblique.
Le monstre gisait sur le sol de terre battue à l’endroit exact où elle l’avait laissé dans la matinée.
Catherine cilla. Le monstre aussi. Elle entendit Archer dans son dos inspirer d’un coup sous l’effet de la surprise. « Sainte Mère de Dieu », lâcha-t-il.
Le monstre posa un instant ses yeux pâles et humides sur Archer, puis regarda de nouveau Catherine.
« Vous êtes revenue », constata la chose. (L’homme)
C’était ce que Catherine, confusément, trouvait de plus horrible, de véritablement insupportable, cette voix sortant de cette gorge-là. Il parlait comme quelqu’un qu’elle aurait pu croiser à un arrêt de bus. Comme un épicier affable.
Elle se força à regarder, au-dessus de lui, le tas de journaux moisis. « Vous disiez avoir besoin d’aide.
— Oui.
— J’en ai amené. »
Ce fut tout ce qu’elle trouva à dire.
Archer passa devant elle pour s’agenouiller et se pencher sur l’homme. Si c’en était un. Faites attention ! pensa-t-elle.
Catherine entendit sa voix trembler quand il demanda : « Qu’est-ce qui vous est arrivé ? »
Le regard de Catherine revint se poser sur la tête de l’homme, sur la coiffe de tissu translucide à l’endroit où aurait dû se trouver le crâne, sur le cerveau en dessous… du moins supposait-elle que cette vague masse blanchâtre était son cerveau. La créature prit là parole. « Ce serait trop long à expliquer.
— Que voulez-vous de nous ? demanda Archer.
— J’aimerais que vous me rameniez dans la maison, si possible. »
Archer garda un instant le silence. Catherine remarqua qu’il n’avait pas demandé : Quelle maison ? Celle de Tom Winter, songea-t-elle. Tout était lié, après tout. Les mystérieux événements et les morts vivants.
Elle se sentit comme Alice, complètement perdue au fond d’un désagréable terrier de lapin.
Mais au moins avaient-ils quelque chose à faire : transporter ce monstre dans la maison de Tom Winter, et décider de quelle manière accomplir cette tâche remit à Catherine les pieds sur terre. Mémé Peggy avait conservé un vieux lit de camp dans la cave : Catherine et Doug Archer se dépêchèrent d’aller le chercher, sans beaucoup parler ni l’un ni l’autre. Ils voulaient en avoir fini avant la tombée de la nuit : déjà les ombres s’allongeaient, menaçantes.
Il va falloir toucher cette chose, songea Catherine. La soulever pour la poser sur ce vieux lit de camp. Elle imagina que l’être blessé serait frais et humide au contact, comme les amas de méduses rejetées sur la plage le long du détroit de Puget. Cela la fit frissonner.
Archer poussa la porte du bûcher et se chargea de l’essentiel du levage. Il soutint la chose (l’homme) par les aisselles et la sortit dans les dernières lueurs du jour, qui la firent paraître encore plus horrible. Elle avait la peau sombre et croûteuse à certains endroits, à d’autres simplement couleur chair. Mais des zones tout entières étaient translucides ou d’un gris pâle de poisson. La lumière fit baisser un instant à la créature ses paupières grises. Elle avait l’air d’une chose restée longtemps sous l’eau. Il lui manquait une jambe. Le moignon se terminait en une masse de tissus rose et poreuse.
Au moins, il n’y avait pas de sang.
Catherine inspira à fond et aida comme elle put : elle souleva et posa sur le lit de camp l’extrémité de la jambe. Il y avait là aussi de la peau pâle avec, dessous, un délicat entrelacs de vaisseaux sanguins, comme une illustration tirée d’un manuel d’anatomie. La chair n’était toutefois ni froide ni visqueuse, mais tiède et de texture normale.
Archer prit le lit de camp côté tête tandis que Catherine se chargeait de l’arrière. Le blessé pesait lourd, aussi lourd qu’un homme normal. Son étrangeté ne l’avait pas allégé. C’était bon signe aussi. Une créature d’un tel poids, se dit Catherine, ne pouvait être un fantôme.
Tenir les pieds tubulaires du lit de camp sans faire tomber son occupant n’allait pas sans difficulté… Catherine suait et souffrait de crampes aux mains quand, au sortir de la forêt profonde, ils empruntèrent un sentier presque recouvert de mousse et de prêle d’hiver puis pénétrèrent dans le jardin derrière ce qui devait être la maison décrite par Archer. Celle-ci semblait tout à fait ordinaire.
Ils posèrent une minute le lit de camp sur la pelouse non entretenue. Archer s’essuya le visage avec un mouchoir, Catherine massa ses paumes douloureuses. Elle évita le regard de l’agent immobilier. Nous ne voulons pas admettre ce que nous sommes en train de faire, se dit-elle, nous voulons prétendre que ça n’a rien d’anormal.
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