Catherine s’endormait maintenant à ses côtés, tandis que lui-même restait éveillé à écouter le silence. C’était calme, sur Post Road. À deux reprises, il entendit une voiture passer… d’abord des voisins qui rentraient tard, puis un touriste qui cherchait la nationale.
Il restait selon lui plusieurs grandes questions en mal de réponse. Il pensa au mot « temps », à la faculté de celui-ci à le faire se sentir seul et bizarre. Dans son enfance, sa famille se rendait en voiture au ranch de son oncle près de Santa Fe, dans le Nouveau-Mexique, par des routes en terre battue avec des pins rabougris, des buissons de sauge, de vieux pueblos et, au loin, la cordillère Sangre de Cristo. Le mot « temps » lui faisait la même impression que ces routes dans le désert durant son enfance : celle d’être perdu dans quelque chose qui excédait ses facultés de compréhension. Le voyage dans le temps, se dit Archer, doit ressembler à la conduite sur ce genre de routes. D’étranges formations rocheuses, des tourbillons de poussière, et où qu’on regarde, un horizon vierge et vide.
Quand il se réveilla, Catherine se rhabillait avec gêne près du lit. Il se détourna poliment tandis qu’elle enfilait sa culotte. Archer se demandait parfois ce qui n’allait pas chez lui, pour que les femmes le regardent toujours avec cet air sceptique le matin. Mais il se leva pour la serrer dans ses bras et la sentit se détendre contre lui. Ils étaient toujours amis, après tout.
Quelque chose avait toutefois changé, ce jour-là, et pas seulement qu’ils avaient passé la nuit ensemble. Quelque chose dans cette entreprise semblait désormais moins miraculeux, plus sérieux. Ils le sentirent sans en discuter.
Après le petit déjeuner, ils descendirent à pied chez Winter rendre visite à Ben Collier.
Les biftecks du Safeway lui avaient fait du bien. Ce matin-là, Ben se tenait assis dans le lit, les couvertures autour de la taille. Archer lui trouva l’air aussi enjoué qu’un bouddha. Mais la disposition des draps montrait à l’évidence qu’il lui manquait toujours une jambe.
Le moignon parut toutefois un peu plus long à Archer. Il lui vint à l’esprit qu’il s’attendait à ce que la jambe du voyageur temporel repousse… ce qui semblait en cours.
« Bonjour », lança Archer. Près de lui, Catherine, encore un peu effrayée, salua d’un hochement de tête.
Ben tourna la tête. « Bonjour à vous. Merci de passer. » Archer se lança dans le discours qu’il avait préparé. « Il faut vraiment qu’on parle. Cela ne nous gêne ni l’un ni l’autre de venir ici. Mais on a du mal à comprendre, Ben. Tant qu’on ne sait pas ce qui se passe vraiment…»
Ben accepta aussitôt et signifia d’un geste à Archer qu’il n’avait pas besoin de poursuivre. « Je comprends, assura-t-il. Je vais répondre à toutes vos questions. Ensuite, si vous le permettez, je vous en poserai une. »
Archer trouva le marché équitable. Voyant que la discussion risquait de durer, Catherine alla chercher deux chaises dans la cuisine.
« Qui êtes-vous vraiment, demanda Archer, et que faites-vous ici ? »
Ben Collier se demanda de quelle manière répondre. S’ouvrir à ces gens représentait un pas en avant radical… mais pas tout à fait sans précédent, et inévitable étant donné les circonstances. Il était prêt à leur faire confiance. Il ne se basait pour cela qu’en partie sur son intuition : il les avait observés de ses propres yeux et par l’intermédiaire de ceux, plus perspicaces, de ses cybernétiques. Rien ne montrait qu’ils pourraient avoir menti ou tenté de le manipuler. Archer semblait plus particulièrement désireux de l’aider. Ils s’étaient remis de ce qui avait dû être une épreuve effrayante, et pour Ben, cela parlait en leur faveur.
Mais il leur faudrait aussi du courage. Qualité plus difficile à estimer.
Il comptait répondre à leurs questions de manière aussi honnête et aussi complète que possible. Il le leur devait, quoi qu’il arrive ensuite. Catherine aurait pu rendre les choses infiniment plus difficiles quand elle l’avait découvert dans le bûcher… en appelant la police, par exemple. Or Ben allait au contraire se remettre significativement plus vite. Il aurait été inutile et cruel de mentir sur lui-même.
Il était né (leur expliqua-t-il) en 2157, dans une petite ville non loin de l’emplacement actuel de Boulder, dans le Colorado. Il y avait passé l’essentiel de sa vie professionnelle à effectuer des recherches pour une fondation historique.
Tout cela rendait nécessaire une définition de « petite ville », de « vie professionnelle » et de « fondation historique », à la portée d’Archer et Catherine – et ils s’en firent une image assez proche de la réalité.
« C’est comme ça que vous êtes devenu voyageur temporel ? » interrogea la jeune femme.
Il secoua la tête. « On m’a recruté. Si vous visitiez le vingt-deuxième siècle, Catherine, vous y trouveriez beaucoup de merveilles… mais pas le voyage dans le temps. Tous les physiciens réputés de mon époque auraient a priori rejeté l’idée. Pas celle que le temps était fondamentalement mutable et peut-être non linéaire, mais celle que des êtres humains pouvaient le traverser. L’eau de l’océan est semblable à celle d’une piscine, ce n’est pas pour autant qu’on peut le traverser à la nage. J’ai été recruté par des individus de mon propre futur, eux-mêmes recrutés par des gens venus de leur futur, et ainsi de suite.
— Comme des pierres de gué, avança Archer.
— En gros.
— Mais recruté dans quel but ?
— Essentiellement comme concierge. Pour vivre dans cette maison, l’entretenir et la protéger.
— Pourquoi ? » demanda Catherine, même si elle pensait deviner la réponse.
« Parce que cette maison est une espèce de machine à voyager dans le temps. »
« Vous n’êtes donc pas un véritable voyageur temporel, fit Archer. Enfin, vous venez du futur… mais vous n’êtes qu’une sorte d’employé.
— J’imagine qu’on doit pouvoir dire ça, oui.
— La machine dans ce bâtiment ne fonctionne pas comme elle est censée le faire… je me trompe ? »
Il secoua la tête.
« Mais si elle fonctionnait correctement, vu que vous êtes le gardien, qui passerait par ici ? Qui sont les véritables voyageurs dans le temps ? »
C’était une question plus importante, et plus difficile. « La plupart du temps, Doug, personne ne passe par ici. Ce n’est pas un endroit très fréquenté. Mon travail consiste surtout à rassembler et à transmettre des documents contemporains – des livres, des journaux, des magazines.
— Transmettre à qui ? demanda Catherine.
— À des gens d’une époque très éloignée de la mienne. Qui ont l’air humains sans l’être tout à fait. Ce sont eux qui ont construit les tunnels, c’est-à-dire les machines à remonter le temps. »
Il se demanda s’ils trouveraient que cela tenait debout. « Les véritables voyageurs dans le temps », avait dit Archer : cette description en valait une autre. Ben tremblait toujours un peu quand il lui fallait dialoguer avec eux. Ils se montraient aimables et juste un peu distants, mais cela ne l’empêchait pas d’avoir conscience du gouffre évolutionnaire. « Comprenez bien que la plus grande partie de tout ça m’échappe sans doute autant qu’à vous. Je ne connais vraiment que des légendes, racontées par des gens comme moi, par d’autres gardiens, d’autres concierges. Des légendes du futur, pourrait-on dire.
— Racontez-nous-en quelques-unes », demanda Archer.
Cela avait un rapport (expliqua Ben) avec la vie sur Terre.
Replacez-vous dans un contexte de temps géologique.
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