Dans le système solaire primitif, la Terre prend une forme cohérente suite à la collision de planétésimaux en orbite. Elle a un noyau en fusion, une peau rocheuse plus froide. Elle exsude des gaz et des liquides : dioxyde de carbone, eau. Avec le temps, elle se dote d’une atmosphère et d’océans.
Au fil de millions d’années, une sorte de vie apparaît, sous forme de structures cristallines vermiformes dans la roche poreuse de cheminées sous-marines brûlantes denses en minéraux. Ces structures cristallines finissent par s’adapter à un environnement moins chaud en incorporant des protéines… stratégie si efficace que le squelette cristallin disparaît et qu’une vie purement protéïnoïdique en vient à dominer la biosphère primitive. ARN et ADN sont adoptés comme mémoire génétique et l’évolution commence pour de bon. Une diversité quasi infinie de structures s’opposent à l’environnement. La Terre ne connaîtra plus jamais une telle complexité de vies… le reste de l’évolution est une diminution, une élimination.
Le climat change. Des cellules procaryotes empoisonnent l’atmosphère avec de l’oxygène. Les continents se déplacent au-dessus du magma sur des plaques tectoniques. La vie connaît des flux et reflux durant les grands intervalles de temps qui séparent deux impacts cométaires.
L’humanité apparaît. Elle s’avère, comme les herbes ou les plantes à floraison, une de ces espèces capables de transformer la planète elle-même. Elle modifie l’équilibre climatique et aurait pu se noyer dans ses propres déchets sans son inédite et extraordinaire capacité à se modifier elle-même, à créer de nouvelles formes de vie. Ce sont des technologies parallèles et complémentaires. L’humanité, agonisante, apprend à créer des machines à son image. Elle apprend à se modifier de fond en comble. Les deux capacités se combinent pour générer une nouvelle forme de vie, qui se reproduit elle-même, mais n’est qu’à peine biologique. On peut la qualifier d’humaine parce qu’elle descend de l’humanité : c’est son héritière légitime. Mais elle est tout autant différente de l’humanité que la vie cristalline de la roche dont elle provenait, ou que la vie protéinique des structures rocheuses qui l’ont précédée. Ces nouvelles créatures sont presque infiniment adaptables : certaines vivent dans l’océan, d’autres dans l’espace intersidéral. Leur diaspora occupe la plupart des planètes du système solaire. Elles s’en sortent très bien. Elles commencent à appréhender, et enfin à manipuler, certaines constantes fondamentales de l’univers physique. Elles rendent visite aux étoiles. Elles découvrent des structures cachées dans la substance de la durée et de la distance.
Ben marqua un temps d’arrêt, le souffle un peu court. Combien de temps s’était écoulé depuis qu’on lui avait expliqué ces mystères ? Des années, pensa-t-il… peu importait la manière dont on le mesurait. « Catherine, demanda-t-il, vous voulez bien ouvrir la fenêtre ? Il y a une petite brise dehors. » Un peu abasourdie, elle releva les stores et souleva le châssis. « Merci. Très agréable. »
Archer fronçait les sourcils. « Ces “nouvelles créatures”, ce sont les gens qui voyagent dans le temps ?
— Qui ont construit la machine en fonctionnement dans cette maison, oui. Il faut que vous compreniez ce que signifie le voyage dans le temps, en l’occurrence. Ils ont découvert ce qu’on pourrait appeler des crevasses dans la structure de l’espace-temps… des fractures, si vous voulez, avec une forme et une durée extérieures aux limites définissables de cet univers, mais qui les croisent à certains endroits. Une “machine temporelle” est une espèce de tunnel artificiel qui longe ces crevasses. Dans l’environnement local terrestre, elle peut uniquement vous conduire à certains endroits et certaines époques. Ce sont des nœuds d’intersection. Cette maison, avec ce qui l’entoure sur quelques centaines de mètres, constitue l’un de ces nœuds.
— Pourquoi ici ? demanda Archer.
— La question n’a pas de sens. Les nœuds sont des caractéristiques naturelles, comme les montagnes. Certains croisent la croûte terrestre sous l’océan, d’autres s’ouvrent peut-être au milieu des nuages.
— Combien existe-t-il d’endroits de ce genre, alors ? »
Ben haussa les épaules. « On ne me l’a jamais dit. Ils tendent à se regrouper à la fois dans l’espace et le temps. Le vingtième siècle en est assez riche. Bien entendu, tous ne sont pas en service. Et souvenez-vous : ils ont une durée, en plus d’un lieu. Un nœud peut rester accessible vingt, cinquante ou cent ans, puis disparaître. »
Catherine était restée assise, patiente et concentrée. Elle prit la parole. « Que je comprenne bien. Des gens très loin dans le futur ouvrent un chemin qui mène à ces nœuds, exact ? »
Ben hocha la tête.
« Mais pourquoi ? À quoi leur servent-ils ?
— Ils s’en servent en connaissance de cause dans un but d’exploration historique. Ce siècle, le suivant et le mien sont le berceau temporel de leur espèce. Pour eux, c’est un passé obscur et distant.
— Ce sont des archéologues, interpréta Catherine.
— Des archéologues et des historiens. Des observateurs. Ils prennent soin de ne pas intervenir. Le projet a aussi une durée pour eux. Le temps s’écoule à la même vitesse à chaque extrémité de la connexion. Ils ont lancé un projet de deux cents ans destiné à rétablir leurs connaissances de ces siècles critiques. Ils comptent ensuite démanteler les tunnels. Les mathématiques du paradoxe les rendent nerveux… c’est un problème qu’ils ne veulent pas gérer.
— Quel paradoxe ? demanda Catherine.
— Un paradoxe temporel, répondit Archer. Par exemple, si tu assassinais ton père avant qu’il rencontre ta mère… est-ce que tu existerais encore ? »
Elle le regarda avec une certaine stupéfaction. « Comment tu connais ça ?
— J’ai lu beaucoup de science-fiction.
— J’ai entendu dire qu’il y avait des modèles provisoires, dit Ben. Le problème n’est pas aussi énorme qu’il y paraît. Mais personne n’est pressé de le mettre à l’épreuve.
— La simple présence de quelqu’un du futur pourrait avoir une influence, dit Archer. Même s’il ne fait qu’écraser une plante ou marcher sur un insecte…»
Ben sourit. « Ce phénomène n’est pas spécifique au voyage dans le temps. En météorologie, on l’appelle “dépendance sensible aux conditions initiales”. L’atmosphère est chaotique : un événement mineur à un endroit peut avoir un effet important sur un autre. Agitez la main en Chine, et une tempête pourrait se lever sur l’Atlantique. De même, écraser un puceron en 1880 modifierait peut-être l’élection présidentielle de 1996. C’est une bonne analogie, Doug, sauf que le lien n’est pas exactement causal. Il y a dans l’atmosphère des caractéristiques stables qui tendent à se reproduire, quel que soit…
— Des attracteurs », avança Archer au grand plaisir de Ben. « Vous vous tenez au courant des mathématiques contemporaines ? »
Archer sourit. « J’essaye.
— On m’a dit qu’il existait des structures similaires dans le temps historique… des structures qui ont tendance à persister. Mais oui, la possibilité d’un changement existe. C’est le phénomène de l’influence de l’observateur. La règle est que le présent reste toujours le présent. Le passé est toujours déterminé et immuable, le futur toujours indéterminé… peu importe où vous êtes.
— D’ici, dit Archer, l’année 1988 ne peut être modifiée…
— Parce qu’elle appartient au passé.
— Mais si je revenais trois ans plus tôt…
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