— Elle serait dans le futur, et par conséquent imprévisible.
— Mais c’est déjà un paradoxe, estima Archer. Ça ne tient pas debout. »
Ben hocha la tête. Il avait lui-même eu du mal à comprendre… mais l’avait accepté comme un paradoxe zen qui se trouvait être vrai et par conséquent incontestable. « Le temps fonctionne de cette manière, conclut-il. Si ça ne tient pas debout, c’est parce que vous n’avez pas compris.
— Vous disiez qu’il y avait des mathématiques pour cela ?
— À ce qu’on m’a dit.
— Vous ne les connaissez pas ?
— Ce ne sont pas des mathématiques du vingt-deuxième siècle. Elles datent de plusieurs milliers d’années plus tard. Je ne pense pas que ni vous ni moi pourrions les appréhender sans une certaine augmentation neurale.
— C’est terriblement abstrait », intervint Catherine.
Archer hocha la tête et sembla lutter un moment avec ses pensées.
Ben regarda par la fenêtre. Tous ces douglas avaient quelque chose de merveilleusement apaisant. Surtout leur bruissement quand le vent les traversait.
Archer s’éclaircit la gorge. « Il y a une autre question qui coule de source. »
La question pénible. « Vous voulez savoir ce qui a mal tourné. »
Archer hocha la tête.
Ben soupira puis prit sa respiration. Ce n’étaient pas ses souvenirs préférés.
Il avait reconstitué les faits à partir de ses propres souvenirs, de ceux, fragmentaires, des cybernétiques, et du témoignage du tunnel lui-même.
Il y avait, dit-il à Archer et Catherine, une maison du même genre, une gare temporelle, dans la deuxième moitié du vingt et unième siècle, en Floride… scène à cette époque-là de terribles tempêtes tropicales et d’une guerre civile.
La gardienne de cette maison s’appelait Ann Heath.
(Ann, pensa-t-il, je suis désolé que ça ait dû se produire. Quand tu m’as recruté, tu t’es montrée d’une gentillesse que je n’ai jamais eu l’occasion de te revaloir. On peut traverser le temps, jamais le maîtriser… l’inattendu se produit et, à long terme, nous sommes tous mortels.)
Il était prévu de fermer la maison de Floride, tant son environnement devenait imprévisible. Mais quelque chose d’inattendu s’était produit avant cette fermeture. D’après ce que Ben pouvait déduire des indices disponibles, la maison avait été envahie par des forces gouvernementales américaines.
L’endroit ne manquait pas de moyens de défense, Ann Heath non plus, mais peut-être une partie de ces moyens avait-elle été désactivée en vue de la fermeture ; les soldats des dernières et sinistres décennies de ce siècle étaient de toute manière vraiment redoutables, avec leurs armes et leur armure profondément enracinés dans le corps et le système nerveux.
L’un de ces hommes avait dû occuper la maison et prendre le dessus sur Ann avant de la forcer à révéler certains des secrets du tunnel. Il s’était ensuite servi de ces informations pour s’enfuir dans le passé.
(Elle doit être morte, se dit Ben. Ils ont dû la tuer)
Le maraudeur était arrivé sans prévenir dans le domaine de Ben, avait désactivé les cybernétiques d’une impulsion électromagnétique, détruit la plus grande partie du corps de Ben et abandonné son cadavre dans le bûcher. Une attaque rapide et couronnée de succès.
Puis le maraudeur avait ouvert un tunnel long d’une trentaine d’années jusqu’à un point nodal à New York, où il s’était livré à la même agression, de manière toutefois plus radicale, en détruisant irrémédiablement un autre gardien et toutes ses cybernétiques.
Enfin, ultime et astucieux geste de défense, il avait désactivé les contrôles du tunnel afin que le passage entre Belltower et Manhattan reste ouvert en permanence.
« En permanence ? s’étonna Catherine. Qu’est-ce que cette idée a de si génial ? »
Ben se perdit un moment dans une heuristique temporelle avant de trouver une analogie simple : « Imaginez les points nodaux comme les terminaux d’un réseau téléphonique. Les connexions simultanées sont impossibles. Je peux appeler énormément de destinations avec un téléphone… mais une seule à la fois. Du moment que la connexion avec Manhattan est ouverte, aucune autre ne peut être établie.
— Le téléphone est décroché des deux côtés, comprit Catherine.
— Exactement. Il s’est sorti du réseau. Et nous en a sortis par la même occasion.
— Mais, fit Catherine, quand un téléphone ne fonctionne pas, on peut toujours aller frapper à la porte. Quelqu’un d’un autre terminal, ailleurs, pourrait venir donner un coup de main. Encore mieux, on pourrait vous prévenir. Laisser un message en 1962 : dans dix-sept ans, méfiez-vous d’un sale type. »
Allons bon, songea Ben. « Je ne veux pas trop m’avancer dans la logique fractale, mais ça ne fonctionne pas de cette manière. Voyez ça du point de vue du futur lointain. Nos voyageurs temporels possèdent une seule porte, dont la durée régit celle de tous les tunnels. De leur point de vue, Belltower 1979 et Manhattan 1952 disparaissent au même moment. Depuis cette disparition, dix ans à peu près se sont écoulés… ici, côté terminus de New York et dans l’avenir. Et il n’y a pas de destinations qui se recouvrent. Le portail dans la maison où nous sommes a été créé en 1964, il y a vingt-cinq ans, quand son point de valence avec Manhattan était l’année 1937… Vous suivez ? »
Catherine semblait étourdie. Archer dit : « Je crois… mais vous pouviez toujours laisser un message, il me semble. Un avertissement quelconque.
— En théorie. Mais les voyageurs temporels s’y refuseraient, et les gardiens ont juré de ne pas le faire. Ça créerait une boucle causale directe, qui pourrait provoquer la fermeture des deux terminaux.
— Pourrait ?
— Personne n’en sait trop rien, admit Ben. Les calculs sont inquiétants. Personne ne veut découvrir ce qu’il en est. »
Archer haussa les épaules : il ne comprend pas, interpréta Ben, mais il me croit sur parole. « Voilà pourquoi personne n’est venu à votre aide. Voilà pourquoi votre maison est restée vide.
— Exactement.
— Mais vous , vous avez survécu.
— Les cybernétiques m’ont reconstruit. Le processus a été long. » Il montra son moignon sous la couverture. « Et il n’est pas tout à fait terminé.
— Vous êtes resté là-bas dix ans ! s’offusqua Catherine.
— Je ne souffrais pas, Catherine. Je suis sorti d’un long sommeil le jour où vous avez ouvert la porte.
— Alors comment vous savez tout ça ? »
Il était plus facile de répondre à cette question par une démonstration que par une explication. Il lança silencieusement une requête, et l’une des cybernétiques escalada les draps pour venir s’immobiliser un instant au creux de sa main… tel un joyau luisant à multiples pattes.
« Ma mémoire, dit Ben.
— Oh, réagit Catherine. Je vois. »
Ça fait un sacré paquet de choses à accepter d’un coup, songea Archer. Le temps structure fragmentée, comme le grès, parcouru de crevasses et de cavernes ; des maraudeurs du vingt et unième siècle ; des mémoires-insectes…
Ben rendait néanmoins tout cela plausible. Non par ses exotismes – ses étranges blessures ou ses robots minuscules – mais par son attitude. Archer n’éprouvait pas la moindre difficulté à croire qu’il discutait avec un universitaire du vingt-deuxième siècle recruté pour une étrange et secrète entreprise. Calme, intelligent, Ben inspirait confiance. Ce qui, bien entendu, pourrait n’être qu’un astucieux déguisement. Peut-être appartenait-il à la cinquième colonne martienne et cherchait-il à saboter la planète… vu les récents événements, cela n’aurait rien de vraiment surprenant. Mais l’instinct d’Archer lui soufflait de se fier à cet homme.
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