Il restait toutefois des questions en suspens.
« Deux choses, dit Archer. Si votre maraudeur a fait un boulot tellement consciencieux côté Manhattan, pourquoi a-t-il merdé ici ?
— Il a dû me croire définitivement mort. Sans doute croyait-il aussi toutes les cybernétiques mortes.
— Pourquoi ne pas revenir vérifier ?
— Je n’en sais rien, avoua Ben. Mais il a peut-être eu peur du tunnel.
— Pourquoi cela ? »
Pour la première fois, Ben hésita. « Il y a d’autres… présences à l’intérieur. »
Archer n’était pas bien sûr d’apprécier cette information. Des présences ? « Je croyais vous avoir entendu dire que personne ne pouvait traverser. »
Le voyageur temporel garda un instant le silence, comme s’il essayait de trouver une réponse.
« Le temps est une immensité, finit-il par dire. Nous tendons à le sous-estimer. Pensez aux gens qui ont ouvert ces tunnels… à des milliers d’années de là dans l’avenir. C’est un paysage temporel presque inimaginable. Sauf que l’histoire ne commence pas avec eux, et elle ne se termine sûrement pas non plus avec eux. Il se trouve qu’au moment où ils ont créé ces passages, ils se sont rendu compte qu’ils étaient déjà habités.
— Habités par quoi ?
— Par des apparitions. Des créatures qui apparaissent à l’improviste et disparaissent sans destination apparente. Des créatures à la composition pas tout à fait matérielle.
— Originaires d’un futur encore plus lointain, compléta Archer. C’est ce que vous voulez dire ?
— Vraisemblablement. Mais personne n’en sait trop rien.
— Sont-ils humains ? Quel que soit le sens qu’on donne à ce terme ?
— Doug, je n’en sais rien. J’ai entendu plusieurs hypothèses à ce sujet. Ce sont peut-être nos tout derniers descendants. Ou quelque chose sans le moindre rapport avec nous. Peut-être existent-ils hors de notre espace-temps habituel… ne me demandez pas comment, je trouve ça difficile à imaginer. Ils semblent apparaître quand ça leur chante, mais peut-être ont-ils un but, même si personne ne le connaît. Peut-être que ce sont les derniers anthropologues du monde… et qu’ils recueillent l’histoire humaine d’une manière inimaginable pour nous. Ou bien qu’ils la contrôlent. Qu’ils la créent. » Il haussa les épaules. « En fin de compte, ils sont incompréhensibles.
— Le maraudeur en aurait vu un ?
— Possible. Ils apparaissent de temps en temps, sans prévenir.
— Ça lui aurait fait peur ?
— Peut-être. Ce sont des créatures impressionnantes. Et pas toujours inoffensives.
— Pardon ?
— Elles ignorent presque toujours les gens. Mais il arrive qu’elles prennent quelqu’un. »
Archer cilla. « Qu’elles prennent quelqu’un ?
— Qu’elles l’enlèvent ? Le mangent ? Le processus, bien que mystérieux, est total. Il ne reste ensuite pas la moindre trace du corps. De toute façon, c’est très rare. J’ai déjà vu ces créatures sans jamais me sentir menacé par elles. Mais on en a peut-être parlé au maraudeur, il en a peut-être vu une… je n’en sais rien. Je me contente d’émettre des hypothèses.
— C’est très bizarre, Ben, dit Archer.
— Oui, répondit Ben. Je pense aussi. »
Archer essaya de rassembler ses pensées. « La dernière question…
— … concerne Tom. »
Archer hocha la tête.
« Il a découvert le tunnel, dit Ben. Il s’en est servi. Ce n’était pas très sage de sa part.
— Il est toujours vivant ?
— Je n’en sais rien.
— Un de ces machins fantômes aurait pu le manger ? » Ben fronça les sourcils. « Je tiens à souligner à quel point c’est peu probable. “Fantôme”, c’est une bonne analogie. Nous les appelons d’ailleurs “fantômes temporels”. On ne les voit presque jamais et ils sont encore moins souvent dangereux. Non, le danger, pour lui, c’est surtout le maraudeur.
— Tom pourrait être mort, comprit Archer.
— Oui, il pourrait.
— Ou en danger ?
— Très probablement.
— Et il ne le sait pas… il n’en a pas la moindre idée.
— Non, convint Ben. Pas la moindre. »
Cette discussion inquiéta beaucoup Catherine.
Elle avait accepté Ben Collier comme un visiteur venu du futur : cette explication en valait une autre. Mais l’avenir était censé être un endroit raisonnable… un endroit simplifié, décoré d’un blanc élégant : elle l’avait vu à la télévision. Ben avait toutefois décrit un futur immense, déroutant, sans fin, aux interminables hiérarchies de mutation. Rien n’était certain et rien ne durait éternellement. Penser à cet abîme d’impermanence béant devant elle l’effrayait.
De plus, elle s’inquiétait pour Doug Archer.
La nuit précédente, il s’était glissé dans son lit avec l’ardeur timide d’un chiot. Catherine acceptait cela comme un geste d’amitié, en s’inquiétant toutefois des conséquences. Elle n’avait pas dormi avec beaucoup d’hommes parce qu’elle avait tendance à trop s’attacher à eux. Il lui manquait la capacité à avoir des aventures sexuelles occasionnelles. Ce qui valait sûrement mieux, en cette époque de sida, mais l’obligeait trop souvent à choisir entre une frustration et une relation suivie qu’elle ne voulait pas et dont elle n’avait pas besoin. Archer, par exemple, qui était-il au juste ?
Elle le regarda à la dérobée, assis en Levi’s à côté d’elle avec ses cheveux ébouriffés et cet étrange petit sourire aux lèvres, en train d’écouter Ben, le voyageur temporel unijambiste d’un blanc de porcelaine. Douglas Archer, allez savoir pourquoi, se réjouissait de ces événements. Il en adorait l’étrangeté.
Elle voulut le prévenir. Lui dire : Écoute tous ces mots effrayants. Un soldat renégat du vingt et unième siècle, un tunnel peuplé de fantômes temporels à qui il arrivait de « prendre » des gens, un certain Tom Winter perdu dans le passé…
Mais Doug ressemblait à un gamin en train d’écouter une histoire de Rudyard Kipling.
Elle regarda Ben Collier, regarda cet homme mort pendant dix ans qui acceptait ce fait avec la même sérénité qu’un PDG en retard à une réunion avec son comité financier, et fronça les sourcils.
Il veut quelque chose de nous, se dit-elle.
Il n’exigera rien. (Elle comprit cela.) Il ne nous menacera pas. Ne nous suppliera pas. Il nous laissera refuser. Il nous laissera nous dérober. Il nous remerciera pour tout ce qu’on a fait, et ses remerciements seront sincères.
Mais Doug ne refusera pas. Doug ne se dérobera pas.
Elle le connaissait assez bien pour le savoir. S’était assez attachée à lui pour cela.
Doug disait : « On devrait peut-être faire une pause déjeuner. » Il regarda Ben d’un air interrogateur. « Et pour vous ? On pourrait vous préparer quelques-uns de ces biftecks. À moins que vous préfériez les manger crus ?
— Merci, répondit Ben, malheureusement, je n’absorbe pas la nourriture de la manière habituelle. » Il désigna sa gorge et sa poitrine. « Je suis toujours en réparation.
— Les steaks ne sont pas pour vous ?
— Oh, ils sont bien pour moi. Et merci. Il faut juste que les cybernétiques les digèrent d’abord à ma place.
— Berk, fit Catherine.
— Désolé que ça vous perturbe. »
C’était le cas, pourtant elle haussa les épaules. « On a nourri ma tante Lacey avec un tube pendant deux ans avant qu’elle meure. J’imagine que ce n’est pas pire, mais je suis désolée pour vous.
— C’est strictement temporaire. Et je ne souffre pas du tout. Allez déjeuner, tous les deux, si vous le souhaitez. Je suis très bien ici.
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