Il nettoya la lancette, qu’il rétracta. Il se remit ensuite les élytres sur le corps, les referma et relança les diagnostics.
Les chiffres avaient meilleure allure. Pas parfaits… mais bien entendu, cela restait difficile à dire tant qu’il ne s’était pas enfoncé la lancette dans le corps pour laisser son sang y circuler.
Billy activa ce système-là.
Il sentit la lancette se glisser sous sa peau. Cela piquait un peu… peut-être restait-il un peu de sel collé au microtube malgré ses stérilisants et anesthésiques. Mais au moins…
Ah.
… cela semblait fonctionner.
Billy fut pris d’un étourdissant sentiment de triomphe. Il ressortit aussitôt de l’appartement.
Il avait perdu beaucoup de temps. Il se faisait tard. Un camion de nettoyage urbain était passé : Billy vit le reflet d’une demi-lune sur l’asphalte vide et mouillé.
Simple contretemps, se dit-il. J’ai vraiment réagi comme un enfant, en ayant aussi peur d’une défaillance mineure. Réaction toutefois compréhensible : tout son courage venait de l’armure.
Il repensa à la glande secrète dissimulée dans les replis des élytres.
Elle restait en sommeil quand l’armure était rangée, ses tissus baignant dans des produits chimiques qui suspendaient la vie. Mais la glande était vivante, cultivée quelque part dans une usine, supposait Billy, en modifiant à un point extrême une mutation de thyroïde ou de thalamus. Quand elle vivait, elle se nourrissait du sang de Billy, prélevé dans une artère par l’intermédiaire du stylet, puis traité et réinjecté par la lancette. La glande sécrétait les substances chimiques qui, comme ce soir-là, transformaient Billy en excellent chasseur.
Que cette glande soit vivante pourrait toutefois signifier qu’elle était vulnérable au vieillissement, à la maladie, aux tumeurs et aux toxines… Billy n’en savait absolument rien. Malgré tous les diagnostics intégrés à l’armure, de tels problèmes relevaient nécessairement des docteurs militaires.
Il n’y en avait aucun dans les environs.
Il se demanda si le caillot avait endommagé sa glande. Si un autre risquait de se former. Peut-être que oui… peut-être cet incident avait-il été un rappel de sa propre mortalité.
Mais non, se dit Billy, c’est faux, je suis la Mort. Voilà ce que je suis ce soir. Et la Mort ne peut mourir.
Il rit tout haut, débordant de joie. C’était bon de repartir en chasse.
Il gagna l’endroit où s’était rendue sa proie et interrompue la chasse. En ajustant la bande passante de ses optiques, il vit, très vague, une poussière de lumière bleue sur le seuil. Il y en avait aussi sur l’escalier.
Ce soir, se dit Billy, tout se rencontre.
Ce soir, enfin, il tuerait quelqu’un.
Catherine sortit à reculons du bûcher, se retourna et prit ses jambes à son cou, ce qui la fit trébucher sur les stolons et s’égratigner sur les épines. Elle ne s’en rendit pas compte. Elle avait trop peur.
La chose dans le bûcher était…
Innommable.
Inhumaine.
Un simulacre frémissant d’être humain.
Elle courut jusqu’à perdre haleine puis s’appuya à un tronc d’arbre en toussant et en suffoquant. Ses poumons l’élançaient et les orties avaient mis ses bras nus en sang. La forêt l’entourait, muette, vaste, ridiculement ensoleillée. Les cimes des arbres remuaient dans la brise.
Elle s’assit dans les aiguilles de pin, les mains sur les épaules.
Reprends-toi, s’admonesta-t-elle. Cette chose bizarre ne peut pas te faire de mal. Elle est incapable de bouger.
Elle avait vu cette chose couverte de sang et impuissante. Ce n’est peut-être pas un monstre, pensa-t-elle, mais un être humain qui souffre terriblement, un être humain qu’on a estropié et dépouillé de sa peau…
Mais un humain estropié n’aurait pas dit « Aidez-moi » de cette voix calme et sérieuse.
La chose était blessée. Eh bien, oui, évidemment… elle aurait dû être morte ! Catherine avait vu l’intérieur de son corps sous sa peau et son cerveau sous son crâne. Qu’est-ce qui aurait pu faire cela à un être humain, et quel être humain aurait pu y survivre ?
Rentre à la maison, s’ordonna Catherine. À la maison de Mémé Peggy. Quoi qu’elle décide de faire – appeler la police ou bien une ambulance –, elle pourrait le faire de là-bas.
À la maison, elle pourrait penser.
À la maison, elle pourrait verrouiller les portes.
Elle les verrouilla et chercha de quoi se calmer sur les étagères de la cuisine. Elle dénicha une carafe en verre taillé remplie aux deux tiers d’eau-de-vie de pêche, « pour les nuits d’insomnie », disait Mémé Peggy. Catherine en avala l’équivalent d’un bon verre directement au goulot. Elle sentit le liquide lui réchauffer les entrailles comme une vaillante petite chaudière.
Elle alla dans la salle de bains du rez-de-chaussée essuyer le sang sur ses bras et vaporiser de l’antiseptique sur la dentelle de ses coupures. Sa chemise était déchirée : elle en changea. Elle se lava la figure et les mains.
Elle fit ensuite le tour de l’étage pour revérifier les portes, s’arrêta au passage devant le téléphone. Je devrais sans doute appeler quelqu’un, se dit-elle.
Les secours d’urgence ?
La police de Belltower ?
Mais pour leur dire quoi ?
Elle y réfléchit plusieurs minutes, paralysée par l’indécision, jusqu’à ce qu’une nouvelle idée se fraye un chemin en elle. Une impulsion, mais raisonnable. Elle ressortit la carte de visite de Doug Archer d’un tiroir du bureau et composa le numéro inscrit sur celle-ci.
Sa permanence téléphonique indiqua qu’il rappellerait environ une heure plus tard. Déconcertée par ce délai inattendu, Catherine s’installa à la cuisine, devant la carafe d’eau-de-vie, pour essayer de trouver une explication sensée à ce qu’elle avait vu dans le bûcher.
Peut-être avait-elle fait une erreur d’interprétation. Cela arrivait, non ? Les gens voyaient des choses étranges, surtout en situation de crise. Peut-être quelqu’un avait-il été gravement blessé. Peut-être n’aurait-elle pas dû s’enfuir.
Mais Catherine, grâce à son œil d’artiste, se rappelait la scène aussi nettement que si elle l’avait croquée sur une toile : des moisissures sombres et floues sur de vieux journaux, des rayons de soleil qui traversaient les murs verts de mousse, et au milieu, tout de roses, de bleus et d’étranges jaunes ou cramoisis, quelque chose d’à moitié fini qui prononçait les mots Aidez-moi tandis que son larynx montait et descendait dans sa gorge transparente.
Doux Jésus en side-car, se dit Catherine. Oh, ça dépasse vraiment les bornes. C’est dément.
Elle avait vidé la moitié de la carafe quand Doug Archer frappa à la porte. Catherine lui ouvrit, toujours profondément effrayée, même si la tête lui tournait un peu. « J’étais dans le coin, alors je me suis dit : autant passer plutôt que rappeler… Hé, ça ne va pas ? »
L’instant d’après, sans le vouloir, Catherine s’appuyait contre lui. Il la redressa et la conduisit au canapé.
« J’ai trouvé quelque chose, parvint-elle à dire. De terrible. D’étrange.
— Vous avez trouvé quelque chose, répéta Archer.
— Dans les bois… Au sud, plus bas.
— Racontez-moi ça », dit Archer.
Catherine lui raconta en bredouillant, soudain embarrassée par son semblant d’hystérie. Comment diable pourrait-il comprendre ? Assis l’air attentif dans le fauteuil de Mémé Peggy, Archer n’était malgré tout qu’un étranger, en fin de compte. Peut-être avait-elle été idiote de l’appeler. Quand il lui avait demandé de le contacter si elle remarquait quoi que ce soit d’étrange, voulait-il parler de cela ? Il s’agissait peut-être d’une conspiration. Belltower, dans l’État de Washington, occupé par des extraterrestres hostiles. Peut-être, sous son Levi’s impeccable et sa veste bleue de l’agence immobilière, Archer était-il aussi transparent et bizarre que la chose dans le bûcher.
Читать дальше