L’entrée de l’immeuble était pleine de vie, étoilée de lumière spectrale.
Mais l’intrus était passé par là longtemps auparavant et Billy ne trouva aucune piste nette à suivre. Cela ne le surprit pas : il y avait eu depuis de la pluie, du vent, de la pollution atmosphérique, des passants, mille dispersions et altérations.
Il s’arrêta dans la rue devant l’immeuble. Une lueur bleue brillait ici ou là, à peine visible. Il en restait un soupçon, collé à un réverbère, un éparpillement semblable à des cristaux de neige le long du trottoir crasseux.
Aucune piste, rien que des indices : imprécis, ambigus.
Il leva les yeux vers l’immeuble, obscur à part chez Amos Shank. Tiré du sommeil par une bouffée de créativité, le vieillard choisit cet instant précis pour relever son store, aussi Billy l’observa-t-il tranquillement. M. Shank lui retourna son regard pendant un long moment de stupeur… puis recula, et le store retomba d’un coup.
Billy sourit.
Qu’avez-vous vu, monsieur Shank ? Que pensez-vous que je sois, ainsi seul dehors dans l’obscurité ?
Billy s’imagina âgé et sénile en 1962, perdu dans un rêve d’Antiquité et d’Europe napoléonienne, à regarder, par la fenêtre d’un appartement miteux, un monde nocturne peuplé de monstruosités.
Eh bien, se dit Billy, je dois avoir l’air de la Mort.
Bien vu, monsieur Shank.
Billy rit doucement et repartit.
Il décrivit une spirale grossière à partir du tunnel, en évitant la 5e Avenue ainsi que les foules de fin de nuit au Village, en espérant tomber sur un indice substantiel, une flèche d’un bleu lumineux qui le conduirait à l’intrus.
Il n’en trouva aucun. Ici ou là, presque au hasard, il vit des traces de poussière : un gisement important collé à une flaque d’huile au croisement d’University Place et de la 9e Rue, un plus petit étalé dans l’herbe jaune au pied d’un banc de Washington Square Park, mais rien de cohérent, juste une indication que sa proie était passée par là. Il fronça les sourcils et décida de prendre au sud, d’éviter l’ouest du parc où quelques prostituées et homosexuels s’attardaient encore dans l’obscurité. Il connaissait bien cette partie du parc, qui lui servait de terrain de chasse quand son armure avait besoin d’une mise à mort… tout comme Times Square et Union Square de nuit, où se rassemblaient aussi des non-personnes sans importance. L’armure de Billy voulait une mise à mort tout de suite, mais ce n’était pas le bon moment, aussi refoula-t-il cette envie.
Il s’arrêta quelques instants, ajusta ses optiques et leva les yeux vers le ciel.
D’ordinaire, celui-ci était monotone à New York, mais les optiques lui montrèrent d’innombrables étoiles. On dirait un ciel de l’Ohio, songea Billy.
Il ressentit un soudain pincement au cœur, une nostalgie si intense qu’il s’en inquiéta. L’armure lui injectait des substances biochimiques complexes pour éveiller sa vigilance, pour l’aider à chasser… pour le garder en vie. Il n’aurait pas dû y avoir de place pour la nostalgie. Sauf si les élytres, la lancette ou l’étrange fausse glande dans l’armure avaient cessé de fonctionner correctement.
Ce n’était toutefois pas le cas, ou alors l’effet avait été purement éphémère. Billy s’assit sur un banc du parc jusqu’à ce que son mal du pays disparaisse. Puis le ciel ne fut plus que le ciel, propre et vierge de toute signification. Il changea à nouveau le réglage de ses optiques et, poursuivant sa traque, traversa l’espace vide de Washington Square South au niveau de Sullivan.
Sa recherche ne donna aucun résultat. Il s’arma de patience pour attendre la fin de la journée.
En début de soirée, il sortit sans son armure se promener dans les rues animées du Village. Il s’assit un moment à la terrasse du Café Figaro, où les clients réguliers le prirent pour un simple touriste quinquagénaire, et se demanda si l’intrus était passé près de lui dans la foule ou s’il n’occupait pas en ce moment même la table voisine, rempli de suffisance par ses trente années de prescience bon marché. À moins qu’il n’ait quitté la ville, après tout : cela restait très possible. Dans ce cas, la proie de Billy lui aurait irrémédiablement échappé et il n’en resterait plus la moindre trace, sinon un résidu de moins en moins phosphorescent.
Mais Billy n’avait pas encore renoncé.
Il rentra chez lui, revêtit l’armure et marcha trois heures au hasard des rues du côté de Midtown, en vain.
Il termina la nuit sans rien tuer… profonde déception.
Et il rêva de lumière bleue.
Trois nuits plus tard, en s’aventurant vers l’ouest sur la 8e Rue, il découvrit une luminescence bleu cendré autour du seuil et à l’intérieur d’une minuscule boutique appelée Lindner’s Radio Supply.
Billy sourit et rentra chez lui pour dormir.
Il s’éveilla dans la chaleur de l’après-midi.
Il enfila son armure dorée, activa la lancette et s’habilla pour se cacher. Il ne mit pas le casque, il n’en avait pas besoin, ce jour-là.
Cela lui fit une impression un peu bizarre, de sortir en plein jour.
Il alla à pied jusqu’à Lindner’s Radio Supply dans son pardessus, s’attirant quelques regards, mais rien de plus. Il s’arrêta sur le trottoir devant le magasin pour coller son visage à la vitrine.
La boutique, modeste, semblait toutefois s’en sortir relativement bien. La vitrine exposait une chaîne hi-fi hérissée de tubes, qu’un carton manuscrit annonçait STÉRÉOPHONIQUE ! Plus loin, dans la lumière un peu faible, un vieil homme patientait derrière un comptoir en bois. Billy se sentit un peu déçu : cette faible chose serait sa proie ?
Peut-être. Peut-être pas. On ne pouvait pas encore le dire.
Il entra dans un delicatessen de l’autre côté de la rue, y commanda un café et un sandwich au jambon qu’il emporta à une table près de la fenêtre.
Chez Lindner, l’activité restait modérée. Des gens arrivaient et repartaient. Tous pouvaient être l’intrus. Mais l’auréole lumineuse découverte par Billy la nuit précédente laissait penser que l’homme était souvent venu dans le magasin. La poussière, dont il ne restait sans doute désormais plus que quelques grains accrochés à ses chaussures ou ses revers, ne pouvait avoir été déposée que par une circulation répétée. Sans doute par un employé, se dit Billy. Un livreur, disons, ou un vendeur.
Le sandwich était excellent. Billy n’avait pas beaucoup mangé depuis quelques jours. Il en acheta un autre, ainsi qu’un deuxième café. Il mangea lentement en surveillant les allées et venues dans la boutique.
Il compta quinze personnes qui entraient et autant qui sortaient, toutes des clients, d’après lui. Puis un camion s’arrêta le long du trottoir et un homme vêtu d’une chemise bleue tachée de sueur déchargea trois cartons sur un chariot. Billy l’observa avec un intérêt accru : c’était une possibilité. Il n’avait aucun moyen de suivre le camion, mais il nota le numéro d’immatriculation et le nom de l’entreprise de livraison.
Puis reprit son observation.
Peu après seize heures, le serveur vint le voir. « Vous ne pouvez pas rester là comme ça. Cette table est réservée aux clients qui consomment. »
Il n’y avait presque personne dans l’établissement. Billy fit glisser un billet de dix dollars sur la table. « Je voudrais un autre café. Gardez la monnaie », dit-il en pensant : Si je voulais te tuer, je pourrais le faire à l’instant même.
Le serveur regarda l’argent, puis Billy.
Il fronça les sourcils et revint avec un café. Un café froid dans une tasse poisseuse.
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