Des empreintes de tennis.
Il y en avait à profusion, aussi Billy se demanda-t-il avec nervosité, dans la lumière vive et pâle du tunnel, si l’intrus avait pu venir de l’autre direction, avoir découvert le tunnel à Manhattan et l’avoir suivi dans le futur.
Sauf que le cadenas sur la porte avait été brisé de l’intérieur.
Quelqu’un serait-il tombé sur le tunnel à son autre extrémité, aux alentours de la fin du siècle ?
C’était possible… et même encourageant. Billy avait supposé que le passage était à peu près inutilisable, mais il fallait croire qu’au bout de dix ans, quelqu’un avait trouvé le moyen de le rouvrir. Cette nouvelle possibilité provoqua en lui un regain d’optimisme. Bien entendu, il lui faudrait pourchasser et tuer l’intrus : Billy avait besoin d’être le seul propriétaire du tunnel. Impossible de partager un secret aussi important. Mais un civil arrivé sans méfiance du futur ferait une proie facile.
Il ne pouvait toutefois compter là-dessus. Il fallait se préparer à une bataille difficile, en espérant une cible vulnérable.
Il jeta un dernier coup d’œil dans le tunnel vide, puis activa ses programmes d’analyse.
Il apprit quantité de choses.
Son armure détecta et mémorisa des empreintes digitales sur les murs de la cave, des échantillons de peau là où l’intrus s’était coupé sur un éclat de verre qui saillait dans les gravats. Ledit intrus était tout à fait humain, masculin, de groupe sanguin O+. Au vingt-deuxième siècle, sous réserve d’échantillons à peu près intacts, un laboratoire qualifié aurait pu reconstituer un portrait de cet homme à partir d’une simple projection génomique. Mais Billy ne disposait pas de cette possibilité, aussi lui fallait-il d’autres moyens de pister sa proie.
La tâche était d’une énormité décourageante. Peut-être même impossible… un civil en virée depuis le futur pouvait se trouver n’importe où. Il pouvait avoir pris l’avion pour un endroit qu’il connaissait bien. Avoir investi de l’argent en Bourse et être parti visiter son propre passé récent.
Mais son arrivée remontait à moins d’un mois, aussi Billy ne pensait-il pas que l’homme avait déjà eu le temps de s’adapter. Après tout, son argent ne valait rien et ses connaissances, bien que précieuses, étaient difficiles à monnayer. Il pouvait encore se trouver dans les environs.
Mais comment l’identifier ?
Billy passa un doigt dans la poussière par terre. De la poussière provenant de sa grenade offensive et des fondations de l’immeuble. Il ouvrit une poche dans un des élytres de son armure pour en sortir son casque, un masque noir parcheminé qui lui recouvrait tout le visage. Il le relia par câble optique aux processeurs de l’armure tandis que ses programmes analysaient la poussière, dont ils annoncèrent la composition à Billy par l’intermédiaire d’un affichage tremblotant dans les optiques : calcaire, sable, soubassement… et de microscopiques fragments du tunnel lui-même : d’étranges molécules à longue chaîne fluorescentes dans la faible lumière : elles absorbaient le rayonnement de fond et libéraient des photons.
Billy réduisit la bande passante de ses optiques à la fréquence de l’émission la plus forte, puis repassa dans la pièce sombre du sous-sol.
Avec ses optiques réglées, la poussière devenait nettement luminescente.
Billy se tenait au milieu de très étranges limbes bleus étoilés. L’extrémité de son index brillait comme une petite constellation.
Quelle quantité de cette poussière l’intrus avait-il emportée à l’extérieur du bâtiment ? Quelle quantité resterait accrochée à lui ? À ses chaussures ? À ses vêtements ? Pendant combien de temps ?
Questions intéressantes.
Il s’attarda encore un peu dans le tunnel avant de repartir.
Il avança d’un pas, le cœur battant à toute allure. Ce n’est pas un endroit, se rappela-t-il. C’est une machine temporelle. Chaque pas m’emporte à une certaine distance dans le futur : une semaine ? Un mois ? Et qu’est-ce que je fais là ? Un autre pas : février ? Mars ? Neige-t-il ? Suis-je dehors dans la neige ? En train de chasser ? L’armure est-elle vivante ? Suis-je moi-même vivant ?
À supposer qu’il coure cent mètres plus loin… 1963 ? 1964 ? Les élytres fonctionnent-ils encore ? La glande s’est-elle asséchée ? Suis-je entré en convulsions et mort quelque part ? À supposer qu’il s’enfonce encore davantage. À supposer qu’il se tienne dans un endroit abrité de ce tunnel tandis que 1970, puis 1975, puis 1980 faisaient rage au-dessus de sa tête : Billy se trouvait-il dans son cercueil au milieu d’une étendue de terre glaise, enterré un siècle avant sa propre naissance ?
Il se sentit soudain comme en apesanteur, comme pris d’une espèce de vertige.
Mieux valait ne pas penser à ce genre de choses.
De retour chez lui, il se doucha pour se débarrasser de la poussière qui lui collait encore au corps, puis lava et astiqua l’armure. Il n’aimait pas l’enlever. Comme il ne l’avait pas activée à cent pour cent, son besoin physique restait pressant et insatisfait. La lancette lui avait laissé une plaie douloureuse sur le côté droit de l’abdomen, et sans la perfusion hormonale, il se sentait petit, vulnérable et nerveux. Mais il avait besoin de sommeil. Et dormir en armure serait du gaspillage.
Demain, se promit-il. Pendant la nuit.
Il rêva de la Zone des Tempêtes, de combat en armure, dans l’avenir, où il avait vécu autrefois ; puis de l’Ohio, avec ses étés caniculaires et ses hivers froids sans neige. Il rêva du lit dans lequel il dormait enfant, avec un radiateur qu’on l’autorisait à allumer en janvier et en février ; il rêva des nuits glaciales où il allait à pied du magasin communal à l’ensemble résidentiel, avec du givre sur le sol et une lune cornue dans le ciel.
Il rêva de ces choses avec une netteté si parfaite et une tristesse si poignante qu’elles ne pouvaient se supporter qu’en rêve. Puis, enfin, il vit le visage de Nathan, son père.
Il s’éveilla en voulant l’armure.
Même à New York – même en 1962, dans une ville servant d’axe de rotation à la plus grande partie du monde –, les nuits étaient plus paisibles que les journées.
Billy choisit les heures les plus calmes de la nuit, entre trois heures du matin et l’aube, pour entamer ses recherches.
Il se plaqua l’armure au corps. Il enfila un pantalon ample et sale par-dessus les jambières. Sur les élytres et les balanciers, il mit un sweat-shirt d’athlétisme déchiré marqué NYU, trouvé dans la poubelle d’une boutique d’articles d’occasion. Il tira la capuche pour dissimuler le casque… celui-ci manquait de discrétion, mais Billy avait besoin de ses optiques. Par-dessus le sweat-shirt, il choisit de porter un manteau gris ardoise élimé qui lui descendait jusqu’aux genoux et dont il remonta le grand col devant sa gorge.
Avant de quitter l’appartement, il se regarda dans le miroir ébréché de la salle de bains.
Le casque noir, avec ses optiques étalonnées, saillait comme le museau d’un animal de la capuche du sweat-shirt. Un rat, pensa Billy. Il ressemblait à une espèce de rat d’égout robotique et parcheminé qui essayait de se faire passer pour un être humain.
Je ressemble à un cauchemar.
C’était une pensée troublante. Elle le gêna jusqu’à ce qu’il active la lancette de l’armure, puis tout devint simple, tout devint évident.
Il s’efforça de rester dans l’ombre.
Il régla ses optiques sur la fréquence à laquelle rayonnait la poussière du tunnel. Il parvint à remonter sa propre piste – des traces vaguement bleues et vaguement lumineuses – jusqu’au bâtiment proche de Tompkins Square.
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