Un rideau tomba devant son visage. « Ce n’est pas comparable. »
Elle haussa les épaules et ouvrit la porte.
L’intérieur de l’église leur apparut sombre et vide. Cela avait dû être, bien longtemps auparavant, une église catholique, enfouie là entre des bâtiments plus hauts et plus récents. Derrière l’autel, noire de suie, se dressait une intaille en vitrail de la Vierge Marie, la main levée. Le verre était vaguement éclairé par-dessous : aucune lumière extérieure ne pénétrait là.
Une vieille femme sortit d’une arrière-salle, les regarda avec une expression mécontente et s’adressa à eux en un portugais sifflant. Keller traduisit : « Elle dit que les touristes ne sont pas admis ici. » Igreja, ajouta la vieillarde. « C’est une église.
— Répondez-lui que nous voulons utiliser une pierre. »
Keller parla en hésitant sur les mots. La vieille femme soupira et repartit au fond de l’église. Teresa s’assit à l’une des tables éclairées à la bougie installées, semblait-il, à l’ancien emplacement des bancs. La femme revint en serrant sous son bras un coffret à verrou. Elle le tint de façon protectrice tout en tendant la main, paume vers le haut. Keller lui remit un billet de cent cruzeiros.
La vieille alla se placer près de la porte tandis que Teresa ouvrait le coffret.
La pierre qu’il renfermait était une copie de énième génération, à l’aspect assombri par les polluants, aux angles émoussés, aux couleurs pâles.
Elle pouvait ne guère valoir davantage que la somme payée par Keller pour obtenir le privilège de la toucher. Toutefois…
Si proche, maintenant, pensa Teresa.
Elle tint l’onirolithe dans la main.
C’était toujours pareil, pour elle, cette impression de s’ouvrir, de sortir de la coquille de son corps. Les yeux fermés, elle se sentait en suspension dans un espace indéfini. La pièce avait disparu tout autour d’elle, son corps lui semblait engourdi et distant.
Les nombreuses recherches menées sur ce phénomène mystérieux n’avaient guère permis de mieux l’appréhender. D’après la théorie actuelle, avait compris Teresa, les onirolithes agissaient d’une manière inconnue mais directe sur l’esprit – l’« âme » du cristal touchant celle présente dans sa propre architecture de sang et de tissus humains. Peut-être les Exotiques s’étaient-ils servis des pierres de cette manière, peut-être les visions qu’elles créaient représentaient une espèce de diffraction faussée de cette fonction, l’esprit humain s’efforçant de comprendre un code inhumain.
Cela n’avait pas vraiment d’importance. L’important consistait en ces demi-rêves continuels, les fragiles personnages aux ailes bleues dans leur impossible plénitude… leurs déserts, forêts, fermes et villes… ainsi que les scénarios humains, presque aussi étranges, un défilé d’ancêtres. Elle sentit leur force même par l’intermédiaire de cette copie grossière. Étourdie par cette puissance, elle tendit la main vers celle de Keller.
Il eut un mouvement de recul.
« Tout va bien », murmura-t-elle, d’une voix qui lui parut vague et distante. « C’est juste… J’aimerais ne pas être seule. » Elle ouvrit alors un instant les yeux pour le voir.
Il hocha lentement la tête. Sans cesser de la regarder – ses yeux posés sur elle avec autant d’insistance qu’un animal apeuré –, il tendit sa grande main par-dessus la table.
Le contact fut électrique.
De vieux et puissants souvenirs.
Elle vit Keller à Cuiabá une dizaine d’années plus tôt.
Keller la recrue. Keller à bord d’un transport militaire tacheté de vert en provenance de Rio. Keller et deux autres soldats affectés à une unité de combat dans cette ville abattoir, abasourdi, un fusil lance-fils réglementaire sur une épaule, son sac marin sur l’autre.
Son visage était brouillé – une image entraperçue et ignorée dans les miroirs –, mais d’une jeunesse cruelle. Maigre comme un clou, rasé de frais, rendu naïf par une enfance dans les brûlantes banlieues aqueduc. « La bienheureuse innocence de celui qui n’a pas compris »… comme avait dit Meg.
Megan Lindsey était l’une des femmes de sa section. Soldat de 1 èreclasse comme lui, mais ayant déjà connu le feu : elle avait patrouillé sur le dangereux couloir de la BR-364. « Californienne, dit Byron, comme toi. Ne parle pas beaucoup. Mauvais caractère, d’après certains. Je pense qu’elle a juste peur… et peur de le montrer. »
Byron Ostler était l’Ange de la section. Keller était fasciné par lui, par ce gnome aux cheveux blancs plus jeune que lui d’un an et arraché par la conscription à ses études de chimie industrielle dans une université agricole du Midwest. Byron lui montra la cicatrice sur sa nuque. « Cicatrice d’Ange, expliqua-t-il. Apprends à la repérer. » Il regarda Keller de derrière ses lentilles de protection. « Tu ne devrais pas t’approcher de moi, tu sais. Si tu fréquentes les monstres, tu es un monstre. En plus, qui sait ce qui pourrait se retrouver téléchargé ? » Il lui montra un instant son tatouage. « Les yeux du Service du Personnel sont posés sur toi.
— Ils regardent tous ces enregistrements ?
— Surtout ceux des combats. Les regarder en temps réel est comme qui dirait problématique. Mais on ne sait jamais. »
Cela ne gênait pas Keller. Byron le fascinait, et Meg encore davantage. Il s’arrangea pour se retrouver près d’elle à la cantine, lui parla un peu. Elle sembla apprécier qu’il s’intéresse à elle. Sa famille gérait une bactérioferme dans la vallée de San Fernando : Meg avait pris une teinte marron, à faire le tour des enclos tous les étés depuis l’âge de dix ans pour reporter les indications des jauges de fermentation dans un enregistreur portable. Elle était souple, petite, avec un visage expressif, mais Keller pensa que Byron devait avoir vu juste : de la peur se tapissait aussi non loin de la surface.
Il l’observa sur le terrain de manœuvres effectuer des katas ésotériques sous le soleil tropical. Luisante de sueur, elle atteignait la grâce. Son T-shirt kaki pendait mollement à ses épaules, les énormes poches du pantalon de treillis s’épanouissaient sur ses hanches. Ses cheveux, coupés militairement au carré, renvoyaient la lumière verticale du soleil. Keller n’avait jamais rien vu qui ressemblait à Megan. Il la regarda de l’ombre d’un hangar, laissant le souvenir se graver en lui, admettant pour la première fois qu’il était peut-être tombé amoureux d’elle. Elle bougeait comme une faux, et ne sembla pas le voir avant, quelques instants plus tard, de s’asseoir zazen dans la chaleur moite, alors que des nuages d’orage montaient derrière elle du Mato Grosso à l’horizon, et de le regarder… de plonger son regard dans le sien et de le bouleverser d’un sourire.
Le camp de Cuiabá étant bondé, Keller dormait dans une tente plantée à l’extérieur entre les lampadaires aux halogénures et la clôture en barbelés. Ce soir-là, après l’extinction des feux, elle vint du bunker des femmes en murmurant son nom dans le noir, et même s’ils ne l’avaient pas prévu, Keller ne fut pas surpris : le regard de Meg avait renfermé cette promesse. Ils firent l’amour avec maladresse mais passion, échangèrent des souvenirs d’enfance durant les heures précédant le réveil.
Quand il l’interrogea sur les patrouilles le long de la BR-364, elle se redressa d’un coup, frissonnant dans le noir. « Tu le découvriras bien assez tôt. »
Il s’excusa d’avoir posé la question. Elle fit passer ses doigts dans ses cheveux courts. « Par ici, Ray, c’est facile de faire des choses dont on n’est pas fier. »
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