« Des formigas, expliqua Ng. Des mineurs sans permis. En fait, la plupart sont même moins que cela. Ils viennent dans l’espoir de trouver un travail à la mine. Les garimpeiros sont les propriétaires des parcelles. Ils engagent les formigas pour faire leur travail à leur place. Contre un salaire, ou le plus souvent contre un pourcentage des gains futurs. S’il y en a un jour. Sauf qu’il n’y a pas assez de travail pour tout le monde. La plupart d’entre eux passent leurs journées dans le camp des ouvriers en espérant la mort d’un autre. C’est le meilleur moyen d’obtenir du boulot. »
Ils arrivèrent alors sur une hauteur, ce qui permit à Keller de voir la mine elle-même.
Pau Seco, pensa-t-il. L’horrible centre du monde.
Ng immobilisa le poids lourd à l’arrière d’un bâtiment de mâchefer et descendit en époussetant son short de ses petites mains. Il conduisit Keller au sommet d’une colline et désigna d’un geste presque fier la fosse de la mine : « L’enfer », annonça-t-il.
Il avait peut-être bien raison. C’était une gorge ouverte de boue rouge et d’argile blanc, si immense que la distance rendait gris les arbres se dressant sur l’autre bord. Keller effectua un panoramique professionnel, balayant la mine d’est en ouest afin que cette vue puisse être récupérée dans sa mémoire AV. Celle-ci était d’une capacité si impressionnante.
« Avant, c’était une plaine, affirma Ng. Une plaine recouverte par la jungle. Puis les garimpeiros sont venus, et les étrangers, et le gouvernement pour prendre ses vingt-cinq pour cent. Quand ils ont brûlé les arbres, les cendres sont retombées à des kilomètres à la ronde. »
Spectacle d’un autre âge que les formigas remontant les pentes comme les fourmis dont elles portaient le nom, dans l’assourdissant vacarme des outils et des voix. Les Aztèques ont dû extraire leur or de cette manière, pensa Keller avant de ressentir un léger vertige : il y avait là aussi un gouffre de temps.
Ng habitait dans la vieille ville de Pau Seco une cabane donnant sur la mine et le tentaculaire camp des ouvriers. Les vieux quartiers reprenaient vie à la nuit tombée. La ville de Pau Seco, expliqua Ng, concentration de bordels, de banques et de bars, existait pour soutirer leur argent aux un ou deux de ces milliers de garimpeiros qui entraient chaque jour en possession d’argent. Des coups de feu éclataient de temps en temps.
Keller s’assit sur l’entrée en bois de la cabane en buvant à gorgées prudentes le contenu d’une bouteille de cachaça blanche tandis que Ng leur expliquait dans quelle délicate situation ils se trouvaient.
Il parlait un anglais coulant, plat, et teinté d’un accent américain. « Je ne connais pas Cruz Wexler. » Il haussa les épaules. « Cruz Wexler ne signifie rien pour moi. Il y a deux mois, j’ai été contacté par un homme se présentant comme un arpenteur de la SUDAM. Un Brésilien. Avec des papiers de la SUDAM et un beau costume. Il m’a dit qu’il connaissait un acheteur intéressé par l’acquisition d’une pierre des profondeurs et m’a demandé si je pouvais arranger cela. » Il s’allongea en travers des trois marches séparant de la boue sa cabane en bois et tira sur un trou de son T-shirt. « Eh bien, ce n’est pas facile. La sécurité est très stricte. Ils ont cité une somme, et comme cette somme m’a paru attirante, j’ai dit que je ferais mon possible.
— C’est arrangé ? demanda Byron d’un ton plein d’espoir.
— Vous pourrez avoir la pierre demain. Mieux vaut ne pas traîner. Mais il faut que vous compreniez… vous êtes venus ici comme messagers, non ? »
— On prend la pierre et on l’emporte hors du pays… expliqua Byron.
— Personne ne vous a dit que ça pourrait être dangereux ?
— Nous avons des documents…
— Du papier. » Ng haussa les épaules. « Si c’était aussi simple, n’importe quel forao un tant soit peu futé repartirait d’ici plein aux as. » Il sourit. « Il n’y a pas beaucoup de contrebande parce que l’endroit est sous contrôle militaire. On peut faire à peu près ce qu’on veut, dans la vieille ville. Mais les soldats sont là, avec leurs fusils, et ils s’en servent. La peine officielle pour le crime dont nous parlons est la mort. C’est-à-dire une exécution sommaire. Un procès serait…» Son sourire s’élargit. «… très inhabituel.
— Quel fils de pute ! s’emporta Byron. C’est une balade , qu’il disait, des putains de vacances ! C’est une balade dans un putain de cimetière, oui !
— Peu importe, intervint Teresa avec calme.
— Il nous a baisés !
— Byron, s’il te plaît…
— Putain de merde », dit Byron, qui se rassit néanmoins.
Elle se tourna vers Ng. « Si c’est dangereux, pourquoi avez-vous accepté de vous en mêler ? »
Ng se redressa, les bras autour des genoux. « Je m’ennuie facilement », expliqua-t-il.
2. Oh, mais je le sens, maintenant, pensa Teresa.
Au milieu de cette brutalité, elle en était si proche. Elle le sentait comme une douleur en elle, comme la trace poignante d’une perte ancienne, une espèce de mélancolie.
Elle était couchée dans l’obscurité de la petite cabane de Ng, pelotonnée sur une natte de roseaux au cœur du monde.
De mélancolie, pensa-t-elle, mais aussi, elle pouvait commencer à l’admettre, de frayeur. Elle n’était pas aussi naïve que Byron semblait parfois le penser, mais la mine l’avait surprise… sa brutalité, sa sordidité, les vies perdues là. Ce n’était pas censé être ainsi, pensa-t-elle.
Elle se redressa dans le noir. Par la fenêtre dépourvue de vitre, elle vit Pau Seco s’étaler au pied de la colline dans le clair de lune. Des feux brûlaient sporadiquement dans des bidons d’essence, comme des étoiles dans l’obscurité.
Elle pensa aux Exotiques, à ce peuple ailé qu’elle avait si souvent vu dans ses visions d’onirolithe. Elle n’avait pas peur d’eux, ils lui donnaient une forte et nette impression de bienveillance. Mais ils étaient différents. Il y a quelque chose de fondamentalement inhumain en eux, pensa-t-elle… quelque chose de plus profond que la forme de leurs corps.
Ils n’auraient pas créé Pau Seco. Ils ne se seraient pas attendus à la création de Pau Seco.
Elle se rallongea dans le noir, fatiguée et confuse.
Venir là n’avait pas été uniquement son idée. C’était un impératif qu’elle ressentait plus qu’elle ne comprenait, une espèce d’instinct de pigeon voyageur. Son propre passé se diluait dans le noir, perdu dans les incendies qui avaient ravagé les Flottes quatorze ans plus tôt. Son enfance restait un mystère. Elle avait débarqué souffrant de brûlures, aveuglée par la fumée et quasi muette dans les camps de la Croix-Rouge. Elle s’était vue recueillie – adoptée, mais sans rien d’officiel – par une grande famille de réfugiés guatémaltèques, qui l’avait nourrie et vêtue, qui s’était exercée à l’anglais avec elle. Et qui l’avait baptisée Teresa.
Elle était reconnaissante, mais pas heureuse. Elle se souvenait de ces jours comme d’un brouillard de douleur et de perte : la conviction impitoyable qu’on lui avait volé un bien précieux. Elle s’attacha à une poupée de chiffon nommée Amy : elle hurlait si on la lui enlevait. Quand Amy tomba dans un canal où elle disparut sous la surface graisseuse de l’océan, Teresa pleura toute une semaine. Elle finit par s’adapter à sa nouvelle vie, mais la douleur anonyme ne disparut jamais… jusqu’à ce qu’elle découvre les pilules.
L’un des membres de sa famille guatémaltèque, une très obèse quinquagénaire appelée Rosita – que les autres appelaient tia abuela –, revint un jour d’un centre d’hygiène publique avec des pilules. Elle souffrait de polyarthrite rhumatoïde et prenait ces pilules pour, comme elle disait, « le soulayement ». Il s’agissait de narcotiques/analgésiques accordés aux récepteurs opioïdes cérébraux : Rosita en était vraiment dépendante mais, l’avait informée le centre, les pilules ne créaient pas d’accoutumance… la dépendance ne s’aggraverait pas, avaient-ils dit, et cela valait mieux, parce que la polyarthrite ne s’améliorerait pas.
Читать дальше