L’expression de l’homme s’adoucit. « Eh bien, la petite sœur de Ruy se passe de l’intermédiaire. » Il hocha la tête. « Ruy serait en rogne, j’imagine, s’il savait que tu es là.
— Je peux payer, assura-t-elle.
— Dis-moi ce que tu veux. »
Elle décrivit les gélules rose et jaune.
« Ouais, d’accord, si c’est ça que tu veux. Mais c’est de l’argent gâché, à mon avis. » Du seuil, Teresa l’observa qui fouillait dans le tiroir d’un vieux bureau au fond de la seule pièce, dangereusement penchée. « Tu préféreras peut-être ça. »
Il lui montra de petits cachets noirs dans une enveloppe en papier, peut-être une centaine en tout. Teresa les considéra d’un œil dubitatif. « C’est les mêmes ?
— Les mêmes en mieux. Pas juste des pilules antidouleur, tu comprends ? Des pilules pour rendre heureux. »
Troublée, elle lui donna l’argent. Durant le long retour à pied, elle réalisa qu’elle s’était peut-être fait avoir, que les pilules pourraient très bien n’être que du sucre dragéifié. Ou pire. Ce soir-là, au lit, elle ne sut pas trop si elle devait en essayer ne serait-ce qu’une seule. Et si elles étaient toxiques ? Si elle en mourait ?
Mais elle se trouvait à court de gélules de Ruy et elle n’osait plus en subtiliser à Rosita. Le besoin eut raison de sa réticence : elle avala en hâte une pilule noire.
Le plaisir se répandit à partir du creux de son estomac. Ce fut, de manière graduelle puis irrésistible, tout ce qu’elle avait pu désirer : la satisfaction procurée par le succès d’une œuvre d’art, la satisfaction de se sentir aimée, la satisfaction – peut-être la meilleure de toutes – procurée par l’oubli. Flottant sur son matelas, bercée par la légère houle, elle aurait pu être la seule personne sur Terre. J’adore ces nouvelles pilules, pensa-t-elle. Elles sont vraiment mieux. Oh oui. Et une suffisait. Du moins au début.
Elle se satisfit pleinement de cette situation pendant des mois, vendant assez à Mme Whitney pour s’assurer son approvisionnement, traversant au ralenti les journées – elle avait commencé à prendre une pilule aussi le matin – comme s’il s’agissait d’heures. Elle avait le sentiment qu’elle aurait pu continuer indéfiniment ainsi si Ruy qui, privé de son très profitable marché sur les gélules rose et jaune, avait découvert l’arrangement avec son fournisseur, ne s’était vengé en conduisant Rosita à la réserve de Teresa, que dissimulait une latte cassée sous le lit. À la fois blessée et fâchée, lia abuela Rosita jeta spectaculairement les pilules une à une dans la canalisation des Travaux Publics. Teresa fut si choquée de voir son stock de bonheur passer à l’égout qu’elle ne manifesta pas la moindre émotion, se contentant de rassembler ses affaires, de prendre ce qui lui restait de l’argent de la galerie d’art et de partir.
(Des années plus tard, elle essaya de revenir, envisageant plus ou moins de s’excuser auprès de Rosita, de parvenir à une espèce de réconciliation… mais le quartier s’était beaucoup dégradé, et sa famille guatémaltèque avait déménagé. Un jour, lui avait raconté une personne âgée du voisinage, ils avaient juste fait leurs valises et quitté les lieux, et personne ne savait ni pour quelle destination ni ce qu’ils étaient devenus… sauf, bien entendu, en ce qui concernait Ruy, qui avait quant à lui trouvé la mort dans un combat au couteau.)
Elle se constitua un studio de fortune dans les Flottes au large de Long Beach, investit en fournitures, s’assura une nouvelle source de petites pilules noires. Elle apprit qu’il s’agissait d’enképhalines synthétiques, produites en laboratoire, très puissantes et créant une forte dépendance. Mais peu importait : elle pouvait le gérer. Elle savait ce qu’elle faisait. Elle commença à rencontrer d’autres artistes des Flottes et comprit qu’elle n’était pas seule, que beaucoup d’entre eux dépendaient de tel ou tel plaisir chimique. Certains utilisaient même des pierres des Exotiques, les onirolithes de mines brésiliennes. Mais c’est différent, songea-t-elle, trop étrange… ce n’était pas ce qu’elle voulait.
Elle ne pouvait dire à quel moment au juste le contrôle lui avait échappé. Elle n’avait pas franchi une limite. Cela n’interférait pas avec son travail : au contraire, même, si étrange que cela paraisse. Comme si sa dépendance aiguillonnait en elle la chose qui créait de l’art… de même qu’un arbre agonisant produit parfois bien davantage de fruits.
Il lui arriva de temps à autre, dans ses moments de lucidité, de remarquer une espèce de détérioration. Elle la perçut comme un changement non en elle, mais dans son environnement. Son studio rétrécissait soudain, bon, d’accord, elle en avait pris un meilleur marché afin d’économiser sur le loyer. Son miroir lui renvoyait une image émaciée : économies sur la nourriture, pensait-elle, pour que mon argent dure un peu plus longtemps. Cela se produisit par incréments si progressifs qu’il ne sembla rien se passer, rien du tout, jusqu’à ce qu’elle se retrouve dans le coin d’un ancien terminal de pétrole en vrac avec un matelas sale et un bocal de médicaments. Un bocal de bonheur.
Elle savait que cela la tuait. L’idée qu’elle était en train de mourir s’introduisit si habilement dans son esprit qu’elle parut surgir soudain complètement formée et pourtant familière. Oui, se dit Teresa, je suis en train de mourir. Mais peut-être mourir en état de grâce valait-il mieux que vivre dans un état de souffrance permanente. Peut-être s’agissait-il d’une espèce de facture qu’il fallait enfin payer, peut-être, se dit-elle, aurais-je dû mourir dans l’incendie.
Mais l’anorexie et la malnutrition l’avaient rendue malade, elle souffrait physiquement des genoux et des coudes, la fièvre ne la quittait plus guère. Pour le soulagement, elle repassa aux gélules rose et jaune, les ajouta à son régime désormais presque exclusivement chimique, et cela l’aida un temps, mais la douleur finit par revenir. Elle aurait fait bon accueil à la mort, son organisme très détérioré réclamait celle-ci, mais elle ne put se résoudre au suicide. Comme si elle pouvait approcher la mort en douce, mais pas ouvertement : si Teresa la regardait en face, une force en elle la reconnaîtrait, protesterait à grands cris, la tirerait en arrière. Elle en pleura de frustration.
Elle connaissait vaguement Byron Ostler : il appartenait à son cercle de plus en plus étroit d’amis, ce n’était pas un artiste, mais un dealer de pierres de rêve. Souffrant désormais sans répit, effrayée à la perspective d’ingérer un trop grand nombre de gélules, elle reconsidéra sa position sur l’utilisation d’une pierre des Exotiques. Cela provoquait des visions, d’après ses amis artistes. Eh bien, elle ne voulait pas de visions. Elle en avait trop eu. Mais les visions, au moins, pourraient peut-être la débarrasser du démon de la douleur. Cela valait la peine d’essayer.
Elle prit soin d’éviter de lire la pitié sur le visage de Byron quand elle alla le trouver. Elle lui tendit l’argent. Il ne lui en restait presque plus. Mais Byron ne voulut pas le prendre. Il se contenta de la regarder, ce vétéran loqueteux à lunettes rondes et treillis râpé, et de lui donner une pierre. Une petite, vaguement bleue, à la forme étrange, qui, quand elle la prit, d’un geste désinvolte, lui picota la main. « Sers-t’en ici, dit-il.
— Hein ?
— Pour me faire plaisir. Sers-t’en ici. »
Les visions furent intenses. Elle ne passa que deux heures en transe, d’après Byron, mais de son point de vue à elle, cela sembla durer un temps infini. Elle vit, comme des pièces d’une mosaïque, le monde distant du peuple ailé. Elle traversa l’histoire en dansant telle une tornade. Bizarrement, malgré toute la tristesse – et le chagrin, et la douleur – de ce qu’elle vit, elle en retira une certaine force. À cause de la vigueur, pensa-t-elle, de cette rivière de vie, serpentant dans sa double hélice sans fin.
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