Aussi, laborieusement, Oberg expliqua-t-il à nouveau. Les puissances de la Zone Pacifique tenaient beaucoup, indiqua-t-il, à ce que les onirolithes des profondeurs ne tombent pas entre des mains non autorisées. On avait donc renforcé la sécurité dans les installations de recherche en Virginie, à Kyoto et à Séoul. Mais un informateur proche de Cruz Wexler, un membre d’un culte américain, avait prévenu les Agences de l’organisation d’un achat ici, à Pau Seco. Oberg venait y mettre obstacle.
Andreazza fit pivoter son siège face à la fenêtre. « Nous nous donnons nous-mêmes beaucoup de mal pour assurer la sécurité, dit-il.
— Je sais. » À coups de fusils, d’intimidations et d’exemples publics, pensa Oberg. On avait pendu des gens à Pau Seco pas plus tard que l’année précédente. « Je comprends, assura-t-il. Toutefois…» Il avançait à pas prudents «… l’étanchéité n’est pas parfaite. »
Le militaire haussa les épaules. « On fouille les formigas tous les soirs à leur départ. On a des informateurs dans les camps ouvriers. Je ne vois pas ce qu’on peut faire de plus.
— Je ne suis pas venu critiquer votre travail, major. Je ne doute pas qu’il soit exemplaire. Je veux juste localiser trois Américains. » Ouvrant sa mallette, il en sortit les photographies obtenues par le fonctionnaire de la SUDAM et les posa sur le bureau d’Andreazza.
Celui-ci leur jeta un rapide coup d’œil. « S’ils sont ici, je suppose qu’ils n’ont plus l’air aussi propres.
— Nous savons qu’ils ont un contact dans la vieille ville, insista Oberg. Un homme qui les héberge peut-être.
— On contrôle la mine, dit Andreazza. Ainsi que les camps. Mais ne nous surestimez pas, monsieur Oberg. Il y a 250 000 paysans qui vivent à l’extérieur de la clôture. La vieille ville est une anarchie. Sans au moins un nom, il y a une limite à ce que nous pouvons accomplir.
— Nous avons un nom, assura Oberg.
— Ah oui ?
— Ng.
— Je vois », dit Andreazza avec un hochement de tête.
Ils déjeunèrent ensemble à la cantine militaire. Oberg avait hâte de poursuivre son travail, dont l’urgence lui donnait des frissons, mais Andreazza l’obligeait à différer. Et bien entendu, la nourriture était épouvantable.
« Oberg, dit soudain le major. Stephen Oberg… il y a eu un Oberg, ici, pendant la guerre, vous savez ? Dans les Forces Spéciales, je crois. Il a rasé quelques villages à l’ouest du Rio Branco. Cela a fait scandale. Beaucoup de femmes et d’enfants parmi les victimes. » Il sourit. « Paraît-il.
— Je l’ignorais, répondit Oberg avec calme.
— Ah, fit Andreazza d’un ton songeur. D’accord. »
Le jour de la transaction, Roberto Meirelles s’éveilla avant l’aube en sachant que ce serait une journée à problèmes. La question était devenue pour lui : continuer malgré tout ou pas ?
Il dormait sur un matelas dans une cabane de la vallée en contrebas de la vieille ville de Pau Seco. L’endroit ne valait pas grand-chose. La majeure partie des eaux usées de la ville s’écoulait près de sa cabane en un flot marron et boueux, longeait les plus affreuses des habitations en tôle avant de se perdre dans les fourrés, qu’elles avaient rendus verdoyants et luxuriants. Tout ce que possédait Meirelles se trouvait dans cette cabane : deux T-shirts kakis passés, deux jeans, un matelas, une photographie de sa femme et de son enfant.
Plus la pierre.
Ce matin-là, évitant avec soin, malgré sa nervosité, de penser à la journée qui l’attendait, il sortit l’onirolithe de la cachette qu’il lui avait aménagée, une fente dans le matelas à l’endroit où il avait ôté une partie du coutil, et le considéra gravement dans la faible lumière d’une lampe de poche.
Toi, pensa-t-il, tu peux faire ma fortune ou me valoir la mort.
Il maniait la pierre avec précaution. Il avait peu à peu appris à en distinguer les diverses nuances. Doucement posée sur sa paume ouverte, comme en ce moment, elle ne générait qu’un très léger fourmillement d’étrangeté, un faible courant électrique qui semblait préciser une sensation physique derrière ses yeux. S’il la serrait avec force, la pierre commencerait à fonctionner à plein régime en provoquant des visions, des visions d’un endroit situé à une distance si impossible que Meirelles ne pouvait même pas commencer à les comprendre, ou, plus souvent depuis quelque temps, des visions de son foyer.
Meirelles comprenait que l’onirolithe provenait d’un autre monde, s’était débrouillé pour traverser un abîme incommensurable. Et bien qu’il s’en soit autrefois émerveillé, cela avait cessé de lui sembler étrange ou remarquable. C’était un fait, et on s’habituait aux faits à force de les manipuler. Ce qui rendait la pierre extraordinaire – et précieuse – à ses yeux était sa capacité à susciter en lui les souvenirs de sa femme et de son enfant à Cubatão. Avec de la chance, pensa-t-il, elle me permettra d’y rentrer… en homme riche.
Il secoua la tête. De tels rêves étaient prématurés. Pire, dangereux. Il remit la pierre dans le matelas et sa décision à plus tard. Il s’efforça autant que possible de se vider l’esprit.
Dehors, le ciel commençait à s’éclaircir. Des casseroles et des pots s’entrechoquaient, des coqs chantaient, des chiens charognards efflanqués hurlaient la fin de la nuit. Un matin comme un autre, se dit-il avec sévérité.
Il était ce que les autres appelaient une formiga, une fourmi, même s’il détestait ce terme. Homme fier, Meirelles n’appréciait pas qu’on le compare à un insecte. Alors qu’il se mêlait au flot d’humanité descendant au fond de la gorge surchauffée de la mine, avec le soleil comme une lame sur sa nuque, il supposa toutefois que la comparaison s’imposait.
Il portait d’énormes sacs en toile de jute fixés aux épaules et à la taille. Le travail et le régime de ragoût protéinique servi dans les camps ouvriers l’avaient aminci mais fortifié. Meirelles paraissait – nettement – ses trente-cinq ans, mais il était devenu fier de son corps. Il avait survécu à l’épidémie de virus Oropouche qui avait balayé Pau Seco l’année précédente. Il bénéficiait désormais d’un corps vigoureux, et beaucoup plus sain, il ne l’ignorait pas, que s’il était resté à Cubatão.
Mais ce n’était pas une pensée agréable, aussi la refoula-t-il. (Son épouse et son enfant se trouvaient toujours là-bas.)
Il descendit les échelles en bois avant de suivre un sentier accidenté et sinueux qui le conduisit au bas de la forte pente, puis emprunta des échelles de cordes et un autre sentier étroit pour gagner le fond de la vaste fosse à ciel ouvert. Comme il y régnait une température supérieure d’au moins cinq degrés à celle du sommet, il avait noué un chiffon sur son front pour absorber la sueur. Certains s’échinaient déjà, tandis que les garimpeiros observaient avec des écritoires à pince depuis leurs tentes en toile ou se mettaient à l’œuvre avec des pelles et des pioches. Le côté primitif de la scène ne l’impressionna pas : il avait vu tout aussi primitif dans les usines de la vallée du Mogi.
Il se mit au travail, comme chaque matin. Impossible d’ignorer, toutefois, que ce n’était pas une journée comme les autres. La police militaire veillait en sinistres phalanges au pied du grand grillage clôturant la mine et fouillait quiconque le franchissait dans un sens ou dans l’autre. Il y avait aussi des soldats en bas, ce que Meirelles ne se souvenait pas avoir jamais vu, circulant entre les garimpeiros pour leur poser des questions.
Si j’avais le moindre bon sens, se réprimanda-t-il, je laisserais la pierre dans mon matelas et je n’y penserais plus, je l’oublierais. Si j’avais le moindre bon sens.
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